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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 avril [1844], lundi matin, 9 h. ³∕₄

Bonjour mon Toto bien aimé, bonjour mon adoré petit homme, bonjour, je t’aime. N’est-ce pas que je suis bien malheureuse d’avoir ces affreux maux de tête qui me terrassent au point de ne pas profiter de ta présence si désirée ? Pour moi, j’en suis si CONTRARIÉE que j’en ai une fièvre atroce ce matin. Je n’ai pas voulu rester au lit dans la crainte de faire une maladie réelle. Je vais essayer de me secouer pour dissiper, si c’est possible, ce malaise général. Mais, quoi que je fasse, je ne pourrai pas me consoler de ne t’avoir pas vu hier autant et aussi bien que je le désirais. Aujourd’hui, tu as ton oncle à promener et à héberger. C’est une corvée, peut-être, mais c’est une corvée favorable à ta santé, tandis que celles que je fais tous les jours me font souffrir moralement et physiquement. Il y a des moments même où la douleur physique l’emporte sur le courage et sur toute espèce de sentiments héroïques : je suis tentée de m’enfuir à toutes jambes n’importe où, pourvu qu’il y ait de l’air, du soleil et de la liberté. Vraiment, la vie que je mène est une torture de tous les jours et de tous les instants. Il y a des moments où je crois que tu ne m’aimes pas et que c’est pour accomplir une atroce vengeance que tu m’imposesa ce régime cellulaire dans toute sa rigueur. Tu peux juger par là combien je souffre de cette vie anormale. Vraiment, mon Toto chéri, je ne peux plus vivre comme cela. Ou je deviendrai folle ou je mourrai d’un coup de sang. Mourir, ce n’est rien, mais les souffrances qui précèdent sont tout. Je te supplieb de me les abréger d’une façon ou d’une autre, le moyen m’importe peu pourvu que je ne souffre plus. Je t’aime trop, ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais.

BnF, Mss, NAF 16355, f. 65-66
Transcription de Mylène Attisme assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]

a) « tu m’impose ».
b) « suplie ».


22 avril [1844], lundi après-midi, 3 h. ³∕₄

Je te remercie, mon Toto, de la permission que tu me donnes, non pour le plaisir que cela me fera mais comme un remède à un affreux engourdissement qui s’empare de moi de plus en plus. Merci, mais à ce titre seulement. À titre de remède. Un singulier incident vient de se présenter chez moi sous la forme de deux pots de fleurs que j’ai refusésa avec enthousiasme, ne sachant pas de quelle part ils me venaient. Un commissionnaire de la place Boucherat au coin du marchand de vin s’est présenté chez moi tout à l’heure avec un petit pot de pensées et un petit daphné en fleur de la part d’une dame qui l’avait chargéb d’apporter ces deux pots chez Mme Juliette rue Anastase no 14. La commission payée, j’ai dit à ce brave homme que je ne pouvais pas recevoir ces fleurs sans savoir d’où elles venaient, et, comme il ne voulait pas les remporter, dans la crainte qu’on croiec qu’il ne les avait pas apportéesd à l’adresse indiquée, je lui ai donné une attestation ainsi conçuee : – Mme Drouet a refusé de recevoir des fleurs anonymes apportées chez elles par le commissionnaire de la rue de Boucherat. Lundi 22 avril. Voilà, mon Toto, ce que je viens de faire à l’instant même. J’ai t-y bien fait mon maître ? Oui, grosse bête de Juju [1]. Si tu n’avais pas fait comme cela, je t’aurais fichu des coups à tire-larigot. Je l’espère bien, répondf la Juju parfaitement dressée.
Du reste, ma Clairette est à l’Hôtel de Ville. Peut-être ira-t-elle chez son père. Dans tous les cas, je ne sortirai de chez moi que lorsqu’elle sera revenue et pas avant cinq heures. Mais, mon Toto chéri, je vous préviens que cette sortie ne compte pas, que je ne la prends que comme remède, plus ou moins laxatif, émollient, adoucissant, tonique, d’odontalgique, stomachique, et autres hygiéniques mais non comme un plaisir. N’oubliez pas ça, et ma culotte non plus. À propos de culotte, il vient de passer dans ma rue, il y a un moment, un voleur à moitié nu qu’on poursuivait à outrance et qu’on a finig par arrêter rue des Quatre Fils. Ce voleur avait laissé la presque totalité de ses vêtements entre les mains de ceux qui voulaient l’arrêter. Il sortait de voler un sac de graisse chez notre boucher rue Saint-Louis. Depuis quelque temps, notre quartier est fertile en événements dramatiques de tous genres, sans en excepter le mien de tout à l’heure. Baisez-moi, monstre, je vous aime trop. Baisez-moi encore ou je vais chercher les fleurs en question.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16355, f. 67-68
Transcription de Mylène Attisme assistée de Florence Naugrette

a) « refusé ».
b) « chargée ».
c) « croit ».
d) « apporter ».
e) « conçu ».
f) « réponds ».
g) « finit ».

Notes

[1Juliette emprunte ces répliques « Ai-je bien fait, mon maître ? – Oui, grosse Juju. » à une chanson populaire « Préchi, précha » : « Est-ce bien fait mon maître ? Oui, ma grosse bête ». Il existe différentes variantes de cette chanson. Mais elle écrit « not’ maîte », réplique de comédie imitant le parler paysan.

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