20 décembre [1843], mercredi matin, 10 h. ½
Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour mon adoré, bonjour mon cher petit. Tu dois être déjà parti ou très près de l’être ? Je crains pour toi ce vilain temps de brouillard, la longueur de la cérémonie et ce qu’elle a de pénible. Je voudrais pour beaucoup que tu en sois revenu et que tu n’aies pas eu froid [illis.] à te rendre malade.
Tu as eu beau me quitter de bonne heure cette nuit, je ne m’en suis pas endormie plus tôt au contraire. J’ai eu une très longue insomnie. Cela tient aussi à ce que je ne marche pas du tout. Je te tourmenterai, mon Toto, à partir d’aujourd’hui pour que tu me fasses prendre un peu d’exercice de temps en temps. Je ne peux pas vivre dans une perpétuelle inaction des jambes. Je sens que cela m’est très contraire. Attendez-vous donc à me voir sortir tous les jours avec vous.
J’aurais bien désiré entendre ton discours et voir l’effet qu’il produira sur toute cette foule [1]. Pauvre ange généreux la mort de tes plus grands ennemis te trouve, non seulement sans rancune, ce qui ne serait que de la bonté, mais plein de bienveillance et de dévouement à leur mémoire. Ton discours est un chef-d’œuvre de pardon, de sensibilité et de grandeur. Tu n’as jamais rien fait de plus beau en si peu de lignes. Si l’âme peut voir ce qui se passe sur la terre celle de Casimir Delavigne doit être bien étonnée et bien éblouie de ta générosité. Mais ce doit être en même temps pour elle un sujet éternel de repentir.
Je ne voulais pas te parler de mon admiration pour ton discours parce que je sais par expérience que tout ce que je sens d’ineffable adoration pour ta personne et pour ton caractère se traduit dès que cela sort de mon cœur, par les plus plates et les plus vulgaires admirations. Je te demande pardon de m’être laissée entraîner encore cette fois mais c’est que mon cœur débordait.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16353, f. 187-188
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette
20 décembre [1843], mercredi soir, 5 h. ¼
J’ai beau me raisonner, mon cher petit Toto, j’ai beau me dire que tu dois être assailli de gens de toutes sortes, je ne peux pas m’empêcher de me tourmenter et de craindre qu’il ne te soit arrivé quelque chose de fâcheux. Si tu pouvais savoir à quel point je suis tourmentée, quelles que soient les occupations et les hommages dont tu es entouré, tu quitterais tout pour venir me rassurer.
Cette journée me paraît encore plus longue, plus vide et plus triste que toutes les autres. Cela tient probablement à l’inquiète préoccupation de mon pauvre esprit. Qu’est-il arrivé ? Que fais-tu ? L’émotion inséparable d’une aussi pénible cérémonie ne t’aura-t-elle pas fait du mal ? Voilà ce que je me demande depuis tantôt.
Si tu n’es pas malade, mon amour, si tu peux te délivrer de tes adorateurs, viens bien vite me tranquilliser. Vraiment si tu voyais le fond de mon cœur je te ferais pitié. En outre je souffre un peu. Le sang c’esta porté à ma gorge, j’ai les amygdales très enflées et très enflammées. J’ai presqu’envie de me coucher ; il est vrai que cela ne me soulagerait pas au contraire. J’aurais plutôt besoin d’air et d’exercice. Cette vie continuelle de séquestration et d’attente me rendra folle si elle ne me tue pas d’apoplexie. Quel suppliceb mon Dieu que la vie que je mène ! Les criminels les plus criminels ne sont pas plus punis que je ne le suis de t’aimer trop. Au fait pour Dieu ce doit être un crime que d’aimer un homme comme je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16353, f. 189-190
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette
a) « c’est ».
b) « suplice ».