6 décembre [1837], mercredi midi
Bonjour mon petit homme chéri. Vous aurez eu bien froid cette nuit, à moins que vous n’ayez pris pour couverture celle de madame P de V [1]. ce qui me paraît n’être pas aussi impossible que son mari le croit. Je vous préviens qu’il m’a poussé des idées de jalousie cette nuit qui ne font que croître et embellir et pour peu que vous tardiez encore longtemps à venir elles seront indéracinables. Je suis plus que triste de voir avec quelle indifférence tu me traites maintenant. Autrefois tu étais si plein d’empressements. Il me semble que je n’ai rien fait pour les perdre et cependant voici qu’il est plus de midi et je ne t’ai pas vu et il est probable que je ne te verrai pas avant tantôt quand tu te seras bien prodigué à tout le monde. C’est une différence d’avec tes manières passées que je ressens bien vivement je t’assure. Si je ne me retenais pas de toutes mes forces, je pleurerais à chaudes larmes.
J’ai là une lettre de mon père [2] que je n’ai pas ouverte et que je n’ai pas lue. À quoi bon tant de précaution pour un homme qui en as si peu pour moi [3] ? Mon Dieu que je suis malheureuse. Il y a bien longtemps que je le sens mais jamais encore autant qu’aujourd’hui. C’est que jamais peut-être je ne t’ai plus aimé. Si j’étais maîtresse de ne pas t’écrire, je m’en serais abstenue ce matin parce que ce que j’avais à te dire n’était que triste et ennuyeux et que ce n’est pas le moyen de te donner de l’attrait pour moi. Mon Dieu que je souffre.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 140-141
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
6 décembre [1837], mercredi après-midi, 4 h. ½
Est-ce que ça n’est pas vraiment bien triste pour moi la manière dont je passe mes jours et mes nuits à t’attendre inutilement ? Est-ce que je suis injuste et exigeante de me plaindre de cette absence continuelle ? Est-ce qu’il est possible que ça n’use pas mon courage dans un temps donné ?
Je sais bien que tu as des affaires et de très importantes même. Mais je sais bien aussi que si tu m’aimais comme je t’aime tu trouverais moyen quelles quea soient ces affaires de venir me voir un moment dans la journée. Mon voisinage n’est bon qu’à ça.
Je sens bien que je suis absurde de me plaindre d’un éloignement dont tu ne t’aperçoisb pas peut-être. Ce qu’il faut, le seul remède à ce mal, c’est de me séparer de toi sans plainte et sans éclat. Je le sens bien et à force de le sentir j’aurai le courage de le faire. Le jour où cela arrivera tu ne pourras pas dire que je ne t’ai pas prévenu car toutes mes lettres, à quelques rares exceptions près, sont pleines de tristesse et de découragement causé par ton absence continuelle et par la froideur de tes manières.
Il est certain que dans la position gênée et précaire dans laquelle je suis, je fais plus qu’une folie en m’obstinant à conserver une liaison qui ne nous donne aucun bonheur ni à l’un ni à l’autre. Voilà déjà bien longtemps que je le sens et que je te le dis sans pour cela obtenir que tu fasses attention à mes plaintes. Aussi, je n’espère pas un grand soulagement de celle-ci. Tu ne m’aimes plus, c’est pas ta faute. Moi je t’aime toujours, ce n’est pas la mienne.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 142-143
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Souchon]
a) « quelques ».
b) « t’apperçois ».
Mercredi 6 décembre [1837], le soir, 9 h. ¼
Je viens de faire ta copie, mon cher bien-aimé. Maintenant je peux te demander pardon de la lettre féroce et stupide que je t’ai écrite tantôt. Mon excuse est dans mon amour. Si je ne t’aimais pas je ne souffrirais pas de ton absence et si je ne souffrais pas je serais peut-être spirituelle et à coup sûr bonne. Mais je t’aime voilà le grand malheur et aussi le grand bonheur car ce soir en te regardant et en t’écoutant parler j’étais au ciel. Il est vrai que j’en suis redescendue à 7 h. sonnant mais c’est égal, le bonheur reste comme un parfum qui s’imprègne dans l’âme et qu’on conserve longtemps après que la cassolettea a disparu. Je t’aime tant mon Dieu. Mais voilà que je redis encore ces deux mots-là. C’est absurde et tes oreilles ne doivent plus les entendre, pas plus que les habitants d’Anvers n’entendent leur carillon qui sonne de cinq minutes en cinq minutes [4]. Je devrais vraiment tâcher de me retenir un peu ne fût-ce que pour te faire apercevoirb que ton carillon ne va plus. Mais je ne le peux pas. J’y reviens malgré moi sans pouvoir m’arrêter. Ça tient peut-être à ce que je suis mal MONTÉE [5], qu’enc dis-tu ?
Soir pa, soir man. Ça m’est égal de perdre notre procès à présent [6]. Vous avez si bien parlé, mon amour, qu’il m’importe peu [7] que nous soyons condamnés à n’importe quelles GALÈRES. Quant à votre discours [8] on ne peut pas le condamner À MORT c’est [ce] qui me console et les désolera éternellement. Et moi je t’adore voilà tout.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 144-145
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « cassollette ».
b) « appercevoir ».
c) « quand ».