Jersey, 17 février 1853, jeudi matin, 8 h.
Il y a eu cette nuit vingt ans, mon cher adoré, que je me suis donnée à toi pour la première fois. Cette date, loin d’être effacée ou rouillée par le temps, est aussi vive et aussi rayonnante dans ma mémoire et dans mon cœur que si ce moment suprême s’était passé cette nuit. C’est que mon amour n’est pas de ceux qui vieillissent et s’éteignent et chaque jour qui passe sur lui y ajoute une racine de plus sans faire tomber une de ses fleurs. Aussi, mon Victor, je t’aime plus encore, si c’est possible, aujourd’hui que la première fois que tu es sorti de mes bras tout imprégné de mes baisers et de mon âme. À l’ardente passion qui se répandait en baisers, en caresses et en volupté sur toute ta ravissante petite personne, se sont ajoutéesa la vénération, l’admiration et l’adoration de ton divin génie. À l’amour de la femme pour l’homme, des yeux pour la beauté, de la jeunesse pour le plaisir, s’est ajouté le culte pieux de l’âme pour son Dieu. C’est ainsi que j’ai trouvé moyen, que j’ai su rendre mon amour infini, incorruptible et éternel comme âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 173-174
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Souchon, Massin, Blewer]
a) « s’est ajouté ».
Jersey, 17 février 1853, jeudi soir, 10 h.
Il n’est pas probable que tu viennes ce soir, mon adoré bien-aimé, je ne sais pas si je dois en être tout à fait fâchée ou à moitié contente car j’ignore si c’est par prudence ou faute de nouvelles que tu n’es pas venu. Comme je sais l’importance que tu attaches à celles que tu attendais d’Hetzel aujourd’hui [1], je crains que tu ne sois tourmenté si tu n’en as pas reçu. Aussi, mon pauvre adoré, j’ai plus que le regret de ne t’avoir pas revu ce soir, j’ai la tristesse de penser que tu es peut-être contrarié et inquiet. Cependant, mon cher petit homme, si ce retard cache une hésitation couarde il vaut mieux, comme tu le dis, que tu en sois averti avant le commencement d’exécution. Ainsi, de toute façon, il ne faut pas te contrarier. Il ne faut pas assombrir notre pauvre doux anniversaire, surtout après les adorables choses que tu as écrites ce soir en son honneur [2]. Cher adoré, j’ai besoin d’être souvent rassurée sur les regrets que tu peux avoir laissés à Paris [3]. Je te remercie de l’avoir senti de toi-même et de m’ôter touta inquiétude à ce sujet. Non pas que j’aie la prétention de remplacer dans ta vie, rien des splendeurs de ta position quasi royale, mais j’ai le plus grand besoin de croire que je suffis à ton cœur et que je le remplis tout entier de mon amour. Merci, mon ineffable adoré, de m’avoir rassurée avec des paroles si douces, si convaincantes et si saintes. Je te crois, je te bénis et j’associe nos deux anges [4] de là-haut dans mon adoration pour toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 175-176
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
a) « toute ».