Jersey, 1er février 1853, mardi midi ½
Je suis pour ce que je viens de vous dire tout à l’heure, mon cher petit garçon : au lieu de poser indéfiniment pour le daguerréotype [1], vous auriez pu me faire sortir si vous l’aviez voulu. Du reste, ce ne seront jamais les prétextes qui vous manqueront pour vous tenir éloigné de moi et le beau temps même en ajoutera beaucoup d’autres à tous ceux que vous avez déjà. Aussi est-ce très sérieusement que je vous demande à quoi je vous sers dans cette île, ma fonction de copiste à part ? Je ne veux pas recommencer cette éternelle explication dans laquelle vous ne me direz jamais le vrai mot, mais je ne cesserai jamais de protester contre un état de choses si contraire au véritable amour et si peu profitable à mon bonheur. Maintenant, mon cher petit homme, amusez-vous, faites du daguerréotype et jouissez à votre manière du beau soleil. Moi, de mon côté, j’abuserai de l’isolement, de l’abandon et de l’ombre pour perfectionner une bonne petite tristesse qui ne demande pas mieux peut-être de se tourner en bon gros chagrin. Je verrai quel parti le plus désagréable je peux en tirer pour n’en rien perdre. En attendant je vous souris avec grâce, à la manière des danseuses achevant la fameuse pirouette finale qui vient d’épuiser leurs forces et de les laisser sans souffle. Brrrrrrrout, vive Toto ! vive les embêtements et leur auguste famille ! Vive l’amour !
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 121-122
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Guimbaud, Souchon, Massin]
Jersey, 1er février 1853, mardi après-midi, 1 h.
On comprend l’utilité des cailloux entassés sur les bords des routes, des moellons apportés sur un terrain vague, des chiffons, des tessons et des débris de toutes sortes ramassés au coin des bornes par un chiffonnier philosophe, parce que les cailloux comblent les ornières du chemin, les moellons font des maisons et les tas d’ordures font de tout quand on sait s’en servir. Mais il m’est impossible de deviner, avec la meilleure volonté du monde, à quoi servent mes stupides gribouillis à moins que ce ne soit comme critérium de l’ineptie humaine. Mais encore, à ce compte-là, il y a longtemps que vous avez dû savoir ce que jaugeait la mienne pour n’avoir plus besoin d’être édifié à ce sujet. Quant à servir à autre chose, je n’en vois vraiment pas la possibilité depuis bien longtemps. Autrefois, cela servait de trait d’union entre nos deux âmes quanda ton cher petit corps s’échappait à regret de mes bras. Mais maintenant je le demande, la main sur la conscience, à quoi peuvent servir ces maussades élucubrations, sans air, sans baisers, sans soleil, sans amour, sans esprit, sans bonheur ? Évidemment à rien ou à pire que rien. Tu es trop sincère au fond pour ne pas reconnaître la justesse de ces tristes observations et trop juste pour insister sur une vieille habitude que rien ne motive plus. Voilà bien longtemps et bien des fois que je t’ai fait faire cette remarque mais jusqu’à présent tu n’en asb pas tenu compte par un sentiment d’exquise politesse que j’apprécie mais dont j’aurais honte d’abuser indéfiniment. Aussi je te supplie, renonçons-y simplement et honnêtement une fois pour toutes, et n’en soyons que meilleurs amis pour cela.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 123-124
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Souchon]
a) « quant ».
b) « n’en n’as ».