Guernesey, 31 mai [18]70, mardi matin, 6 h. ¼
Bonjour, mon cher grand bien-aimé, bonjour et beau jour, si, comme je l’espère, tu as passé une aussi bonne nuit que la mienne. Je ne suis plus renseignée maintenant sur l’heure de ton lever puisque ton cher petit signal [1] du matin n’a pas encore reparu à ton balcon. Je crains même, hélas ! Qu’il n’ait tout à fait disparu de nos douces habitudes des anciens jours. Je le regrette sans t’en blâmer tant je sens pour toi la nécessité de simplifier autour de ta journée laborieuse tout ce qui ne s’y rattache pas et ne peut pas la servir. C’est déjà beaucoup trop, mon Dieu, que je ne puisse pas éloigner de toi toutes les tracasseries fastidieuses de la vie. Je ne sais pas si tu es comme moi, chaque fois que je touche au moment de voir se réaliser une chose désirée ardemment depuis longtemps, la lenteur agaçante avec laquelle s’écoulent les derniers jours, les dernières heures et surtout les dernières minutes qui nous en séparent ? C’est ce que j’éprouve en ce moment pour l’arrivée imminente de tes chers enfants. Ma pensée, comme un chien impatient, va vingt fois par seconde au devant d’eux pour les presser et les pousser trouvant qu’ils n’arriveront jamais assez tôt pour ton bonheur et pour le mien.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 151
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette