Guernesey, 2 décembre, [18]65, samedi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon cher adoré. Puissesa-tu avoir passé une bonne nuit exempte de tout sabbat et de toute insomnie en l’absence du pauvre Toutou plaintif. C’est mon plus cher désir ce matin. Je crains qu’à force de fatigue tu ne finissesb par te redonner une excitation nerveuse et maladive pareille à celle dont tu as tant souffert il y a cinq ans. Voilà pourquoi je surveille avec une si vive sollicitude toutes tes nuits. J’espère, grâce à l’absence de Sénat, que celle-ci aura été complètement bonne et longue et je m’en réjouis déjà comme une certitude. C’est aujourd’hui que nous commençons notre quinzième année d’exil [1], c’est-à-dire de gloire pour toi et de bonheur pour moi. Malheureusement, il n’en ac pas été de même pour tous ceux que le crime du Deux Décembre a dispersés aux quatre coins du ciel et voilà pourquoi je crache sur cet anniversaire souillé par le Bonaparte [2]. Ce devoir accompli, je reviens à toi, mon sublime adoré. Comment va ton cher petit bras [3] ? Est-ce que tu en as souffert cette nuit ? Je ne pourrai le savoir que tantôt, ce qui est bien agaçant. Il faudra cependant que tu prennes le temps de regarder ces portraits pour que je puisse envoyer celui que j’ai promis après que tu auras fait ton choix [4]. Puisque ce vin archi-médiocre est tiré, il faut le boire le plus tôt possible afin que le goût s’en passe plus vite, telle est mon opinion. Avec tout cela, je perds tous les soirs des SOMMES sans la compensation de ZOZO D’EMS [5]. Si vous croyez que cela m’arrange, vous vous trompez. Je veux bien perdre jusqu’à ma dernière culotte, à la condition d’en profiter comme Zozo d’Ems. Autrement, rendez-moi ma monnaie. En attendant, je mâche à vide et je rabâche mon amour dans le désert : « tu comprends, tu comprends, ça ne peut pas durer plus longtemps. » (La Belle Hélène) [6]. Je vous adore.
BnF, Mss, NAF 16386, f. 194
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « puisse ».
b) « finisse ».
c) « n’a ».