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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Guernesey, 27 juillet 1858, mardi matin, 6 h. ½

Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, mon bon petit homme, bonjour, je t’aime, ne te réveille pas encore, mon cher petit convalescent. Dors pour réparer tes forces, pour reprendre ta santé afin que tu puisses venir me voir bientôt. Je sais du reste combien tu es heureux de tous les bons soins tendres et affectueux de toute ta famille, ce qui ne me rend pas jalouse, au contraire, et je voudrais pouvoir leur rendre en dévouement à mon tour tout ce qu’elle fait pour toi d’abondance de cœur et de sollicitude. Je ne me suis jamais fait illusion sur mes droits. Je sais que je n’ai que celui de t’aimer passivement et je m’y résigne, Dieu sait comment. Mais ce qui est sûr, c’est ma reconnaissance pour tous ceux qui sont assez heureux pour te soigner et te servir.
Mlle Allix était chez moi hier au soir quand Kesler est venu m’apporter de tes nouvelles toujours de plus en plus meilleures. Encore un ou deux jours et tu pourras essayer tes forces et je pourrai espérer te voir. D’ici là je m’en vais redoubler d’amour et de prières pour hâter le retour de ta santé. Je te remercie de m’avoir renvoyé hier le petit châle par Rosalie. J’ai pensé que c’était une manière de me faire savoir que tu pensais à moi et j’en ai été bien touchée. Je t’en remercie encore ce matin, mon bien-aimé et je t’aime de toute mon âme.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 178
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette
[Souchon]


Guernesey, 27 juillet 1858, mardi, midi ½

Je craignais que cet affreux temps ne te fît du mal, mon bien-aimé, et n’arrêtât la marche progressive du mieux, mais le bon Docteur m’a affirmé que tu n’en ressentais aucune mauvaise influence et que tu continuais ta rapide ascension vers la santé sans tenir compte du baromètre. Cette bonne nouvelle jointe à celle de la permission de manger un peu aujourd’hui et de faire le tour de tout l’appartement y compris le salon bleu et rouge m’ont ravie de joie. Pauvre cher adoré te voilà donc enfin hors de tout danger et presque guéri. Quel bonheur, mon Dieu, après tant d’horribles angoisses, de te savoir presque bien portant car maintenant il n’y a plus que la cicatrisation à conduire et cela ne sera ni long ni douloureux. Le docteur me fait espérer que je te verrai d’ici à la fin de la semaine mais je n’ose pas trop me fier à sa promesse pour n’avoir pas le chagrin du désappointement dans le cas où la prudence t’obligerait à rester encore un jour ou deux sans sortir de chez toi. J’ai tant souffert de tes souffrances, mon pauvre adoré, que je préfère mille fois mieux ajournera le bonheur de te voir, que je désire et que j’attends comme ma propre délivrance, que de compromettre ta convalescence par une sortie trop hâtive. Mon bien-aimé sois prudent, je serai patiente car je t’adore.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 179
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette

a) « ajourné ».


Guernesey, 27 juillet 1858, mardi après-midi, 2 h. ½

Je commençais à trouver la journée bien longue mon bien-aimé, lorsque le gros Kesler suivia de Rosalie sont venus m’apporter de tes nouvelles et chercher du bouillon. Le bonheur a voulu que j’eusse une miniature de petite plie presque vivante encore à t’offrir car le marché n’étant pas approvisionné de poisson ta Marie n’en n’avait pas trouvé. On pourra te la faire au court-bouillon, au beurre ou frite comme tu la préféreras car sa petitesse la rend propre au rôle de sole ou du turbotin. Cher petit homme, je viens de payer le tribut de ta convalescence et je ne m’en plains pas, car je l’aurais achetée à Dieu aussi chère qu’il aurait voulu me la vendre. Je viens donc de me prendre le doigt indicateur de la main droite dans le tiroir de mon armoire avec une telle violence que l’ongle en est tout noir, la peau autour déchirée et le doigt tout meurtri, je peux à peine conduire ma plume avec le pouce et l’autre doigt. Tout cela serait moins que rien si je ne craignais pas d’être empêchée de faire de la charpie. Je vais essayer tout à l’heure mais je serai bien triste si ce bête d’accident s’oppose à cette chère occupation qui concourtb à ta guérison. Mon Victor je t’adore.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 180
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette

a) « suivit ».
b) « concourre ».


Guernesey, 27 juillet 1858, mardi, 8 h. ½ du soir

Que je suis heureuse, mon bien-aimé, d’avoir pu dîner avec toi malgré la distance entre nos deux assiettes. Je crains seulement que tu ne te sois privé d’une bouchée de poisson pour m’en envoyer davantage. Quant à moi, j’ai dînéa entièrement de ton petit poisson. Il me semblait que c’était une sorte de communion que nous faisions sous ces espèces inusitées. Depuis longtemps je m’étais préparée à te faire ton premier potage, pensant que le docteur suivrait la hiérarchie accoutumée dans le premier menu de ton premier dîner mais il n’a pas voulu se traîner dans l’ornière de la tradition classique et il t’a mis à la fourchette de prime abord et sans soupe férir. Aussi, sans le bienheureux hasard de ma plie, je me voyais fricassée dans mes prétentions superstitieuses à l’endroit de ton premier repas et j’en étais déjà toute déconfite mais grâce au nez de Suzanne qui a acheté le seul poisson qu’il y avait dans le marché, nous avons dînéb ensemble, attrapé ! Cher adoré je suis si heureuse que je te souris dans un ollac podrida [1] de stupidité et de tendres niaiseries. Que sera-ce donc quand je te tiendrai en personne ? En attendant je te souhaite une bonne nuit et je t’adore.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 181
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette

a) « dîner ».
b) « dînés ».
c) « ola ».

Notes

[1Ragoût (plat espagnol).

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