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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 24 août 1852, mardi matin, 7 h.

Bonjour mon cher petit triton, bonjour, mon cher petit loup de mer, bonjour. J’ai déjà exploré la plage des yeux et fouillé les rochers de la lorgnette pour savoir si vous êtes déjà à votre poste d’observation ou en train de tirer votre coupe au milieu des tritonnes qui clapotent à qui mieux mieux et dans le simple appareil d’une raie qu’on viendrait d’arracher au sommeil [1]. Mais je ne vous ai point aperçu. Il est vrai que la baie est vaste et les rochers discrets, les groupes nombreux et le brouillard épais et ma lorgnette mauvaise, toutes choses peu favorables aux perquisitions. Mais si je ne vous vois pas des yeux je vous devine de jalousie, c’est tout comme et cela me suffit pour vous souhaiter beaucoup de vieilles nudités, d’appâts plus ou moins rancis et plus de mentons barbus que de fesses imberbes. Tels sonta mon vœu et mon imprécation de Camille [2] contre les divertissements maritimes et cochons de l’île de Jersey. Maintenant allez, conduisez votre planche où vous voudrez, regardez l’envers de tous les visages que vous rencontrerez. Je m’en fiche. Je ne m’occupe plus de vous. À préciser que je vais écrire à la mère Lanvin, à Louise [3], à Mme Montferrier, voire même à [Falempin  ?] sous le pseudonyme de Louise Lacroix. La bisque et la rage m’inspirent. Je suis capable d’écrire à tout l’univers et autre part encore. Tout cela ne fait pas que vous ayez songé le moins du monde au moyen d’envoyer l’argent avancé par cette pauvre Mme Lanvin qui n’a pu que l’emprunter à très court délai comptant sur nous ou le demander au Mont-de-Piété aux dépensb de toutes ses pauvres nippes les plus indispensables. Je vais lui demander si elle peut attendre le retour de Paul Meurice. Si elle ne le pouvait pas il faudrait bien se décider à user de la poste plutôt que de laisser cette femme dans l’embarras à cause de nous. Tu vois, mon cher petit salop que je tourne le dos à vos plaisirs nautiques et que je m’enfonce à toute bride dans les embêtements terrestres, tout cela pour ne pas vous gêner dans vos contemplations aquatiques. On n’est pas plus homard que cette Juju là, telle est ma grandeur. Mais ne vous y fiez pas trop. Cela joue quelquefois et cela souffre toujours un peu, malgré sa carapace de résignation. Taisez-vous de peur que je ne découvre votre vraie anguille sous roche.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 237-238
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « telle est ».
b) « au dépend ».


Jersey, 24 août 1852, mardi après-midi, 3 h. ¼

Cher petit homme, c’était aujourd’hui jour d’arrivage de France, je crois ? Peut-être tout ton petit monde est-il arrivé [4] ? S’il en est ainsi, mon Victor bien aimé, je comprends pourquoi je ne t’ai pas encore vu aujourd’hui, ni sur la grève parmi les barboteuses, ni chez moi. Peut-être encore travailles-tu autrement qu’avec tes polissons d’yeux et dans ce cas-là il est tout simple que tu m’aies oubliée. Enfin, mon pauvre doux libertin, où que tu sois, quoi que tu dises et que tu fasses, je te pardonne si tu ne fais aucun mal. Dans tous les cas je t’attends à poste fixe et je t’aime de même. Il a été impossible de trouver des pains à cacheter noirs à Saint-Hélier aujourd’hui. Quand j’irai pour le verre de ma montre je ferai moi-même une nouvelle tentative, après quoi il faudra aviser au moyen de s’en passer si c’est possible. Je me suis mise au pair aujourd’hui avec toute ma correspondance. Il ne me reste plus comme dernière corvée qu’une lettre au comte de Mélano et puis tout sera clos. Seulement je frémis en pensant à l’avalanche de réponses qui vont me tomber en rosée abondante, de shillings qu’il faudra cracher dans l’escarcelle du facteur. Décidément il n’y a pas d’embêtement sans [illis.] Le sujet est trop lugubre pour que j’ose en rire par un ignoble calembour. Je laisse ce divertissement aux académiciens et aux Normands qui croient savoir le français. Quant à moi, je reste dans ma gravité et ma sérénité. Je trouve que cela me va bien et vous ? En attendant votre personne et votre réponse je suis assez intriguée par le souvenir de la femme sosie qui courait des bordées mystérieuses et voilées sur votre terrasse hier au soir. C’est peut-être mon spectre comme celui de Van Hasselt qui errait autour de vous à mon insu. J’aime encore mieux croire cela qu’autre chose, mais je tâcherai pourtant de m’en assurer, ne fût-ceb que pour me tenir en bride et ne pas vous donner de trop grandes distractions pendant vos bains de mer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 239-240
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « calembourg ».
b) « fusse ».

Notes

[1Citation de Britannicus de Racine. Néron décrit Junie aperçue de nuit, « Dans le simple appareil d’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ».

[2Allusion aux imprécations de Camille contre Rome dans Horace de Corneille.

[3Louise Rivière.

[4Allusion à Paul Meurice et son épouse et à François-Victor Hugo.

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