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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 5 septembre 1852, dimanche matin, 7 h.

Bonjour, mon cher petit absent, bonjour dans tes rêves si tu dors toujours, sur tes lèvres si tu es éveillé. Bonjour et beau jour, au dedans et au dehors de toi. Eh ! bien, mon petit homme, comment s’est passé cette visite à Gros-Nez [1] ? Était-ce bien beau ? Vous êtes-vous bien amuséa ? À quelle heure êtes-vous revenus ? J’espère que vous vous conformerez à l’étiquette de l’île aujourd’hui en ne sortant pas et que tu en profiteras pour venir faire ton courrierb chez moi. Je t’ai si peu vu que j’en suis toute désorientée. Depuis hier je te cherche de l’âme dans cet immense vide que fait ton absence dans mon cœur et je ne t’y trouve pas. Certainement ta pensée et ton image y sont profondément fixées mais, quelle que soit la fidélité de ce daguerréotype intérieur, cela ne vaut pas un rayon de tes yeux, une parole de ta bouche, un baiser de tes lèvres. Aussi la nuit s’est-elle ressentie de la tristesse de ma journée. J’ai à peine dormi deux heures en tout. Heureusement que j’avais pour compagnon d’insomnie Napoléon-le-Petit [2] que je contemple à loisir depuis que tu me l’as donné à travers la splendide cage de fer de ton style merveilleux. Mais toutes ces distractions de l’esprit n’ont aucune influence sur l’impatience du cœur, voilà pourquoi je suis inquiète ce matin de savoir quand je te verrai, combien de temps tu resteras avec moi et dans quel état est ton cœur ? Je me demande avec anxiété si l’honorabilité du cant jersiais et l’épais brouillard d’automne sont des raisons pour ou contre mon bonheur ? Cela te fera-t-il venir plus tôt et partir plus tard ? Voilà la question qui m’intéresse dans ce moment et sur laquelle l’expérience ne saurait encore me répondre. En attendant je t’aime comme si j’étais sûre de passer toute la journée avec toi, libre de tout préjugé et à l’abri des caprices de la température de cette saison. Et puis je vous adore mon Victor sous toutes les latitudes et dans toutes les circonstances.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 285-286
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « amusée ».
b) « courier ».


Jersey, 5 septembre 1852, dimanche, midi ¼

Le mauvais exemple se gagne d’astre à astre, témoin monsieur le soleil qui s’est fait désirer et attendre comme un autre Toto. Enfin le voilà qui montre le bout de son nez. Ce n’est pas malheureux, à quand le vôtre ? En attendant vous faites une peinture si séduisante du Gros-nez jersiais que cela vous en fait venir le vertige à la tête sans bouger de la chaise. Fichtre, trois cents pieds de haut, sans compter les galets, et pour toute rampe le vide. C’est drôle, mais peu praticable pour quiconque n’est pas aigle ou génie. Décidément, j’aime mieux faire le grand tour en bateau, c’est moins téméraire, mais plus dans mes moyens. Cela ne m’empêchera pas de vous accompagner au moment de l’équinoxe. Je serai pour Charles la Mérillies [3] de l’endroit et vous lui ingérerez d’être mon Walter-Scott, manière très naturelle d’entrer en relation avec ce romancier peu romanesque. D’ici-là je ne serai pas fâchée de connaître un peu les lieux…. que vous avez admirés. Vous savez que j’aime à mettre mes pieds dans tous vos sentiers et à suivre votre trace partout et jusque dans les rayons du soleil. Aussi, mon cher petit bien-aimé, je te supplie de me mener le plus tôt que tu pourras dans quelques-uns de ces endroits qui t’ont tant plu et cela avant la mauvaise saison car qui sait ce que le Bonaparte contient encore de jours de liberté et de loisir pour toi. Une fois rentré dans la vie politique active, adieu les excursions, adieu les promenades au bord de la mer et les visites aux pierres druidiques. Adieu la quiétude et les loisirs et peut-être adieu le bonheur. Il faut donc profiter de cette occasion unique de vivre un peu de la vie du cœur et de l’âme. Il faut en profiter tout de suite avant toute chose au monde. Le bonheur ne doit pas, ne peut pas attendre, lui, car ses instants sont comptés et Dieu sait qu’il n’en aa même pas assez pour satisfaire tout le monde. Quant aux affaires, au travail, au devoir, aux ennuis, onb est toujours sûr de les retrouver accroupis à son seuil attendant avec une patience féroce le moment de vous happer au passage. Ainsi mon petit bien-aimé si tu m’en crois nous commencerons par lester notre cœur d’un peu de joie et de bonheur afin d’achever plus sûrement le reste de notre navigation sur le FLEUVE DE LA VIE. Baisez-moi en faveur de ce souvenir anacréontique [4] et venez bien vite ou je continue mes citations.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 287-288
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de florence Naugrette

a) « n’en n’a ».
b) « ont ».

Notes

[1Gros Nez : château en ruines situé sur la côte Nord-Ouest de l’île que Victor Hugo a, à plusieurs, dessiné.

[2Napoléon le Petit est publié le 5 août 1852, jour de l’arrivée de Victor Hugo, Charles et Juliette à Jersey.

[3Mérillies : Dans le roman de Walter Scott Guy Mannering ou l’astrologue, l’égyptienne Meg Merrilies, chassée de son village, cherche à réparer les effets de la malédiction qu’elle a lancée.

[4Anacréontique / Anacréon : poète grec (vers - 570 ; vers - 655 ?) un des plus grands représentants du lyrisme personnel en dialecte ionien. Il composa des chansons d’amour et de table caractérisées par une légèreté gracieuse et brillante.

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