Bruxelles, 11 mars 1852, jeudi matin, 8 h. ½
Bonjour mon Victor, bonjour. J’espère que ton indisposition n’a pas augmenté depuis hier. J’espère aussi que M Yvan t’en débarrassera le plus vite possible. En attendant, mon pauvre ami, il paraît que tu dois redoubler de chasteté, ce qui ne te sera pas difficile en ce qui me concerne car il suffit que tu continues la continence que tu observes avec tant de scrupules vis-à-vis de moi depuis bientôt deux mois. Je pourrais même dire depuis bientôt huit ans.
Tu t’étonnes souvent de ma tristesse et de mon inégalité d’humeur et tu l’attribues peut-être à mon caractère et à ma mauvaise éducation. Eh bien ! tu te trompes la plupart du temps car le secret de mon impatience et de mes chagrins vient des souvenirs. J’ai beau vouloir oublier, je me souviens du temps où tu n’aimais que moi et je me souviens aussi, mon Dieu, que le jour où tu pris pour prétexte d’une séparation physique tu en adorais une autre [1].
De là, mon pauvre bien-aimé, une douleur de cœur qu’aucune homéopathie ne saurait guérir, de là ces désespoirs qu’aucune pitié, aucune tendresse, aucun respect humain, aucun devoir, aucune reconnaissance ne sauraient calmer. Plus tu me les prodigues, plus je souffre dans mon amour. Mon cœur répugne avec horreur et dégoût à cette espèce de compromis humiliant pour la dignité, odieux pour l’âme qui consiste à faire deux parts de soi-même, l’une pour les voluptés physiques, l’autre pour l’affection. Ces subtiles distinctions me font bondir d’indignation pour le dédain hypocrite qu’elles cachent.
Ayez donc le courage une fois pour toute de votre infidélité physique et morale. Qu’est-ce que c’est qu’un amour qui a besoin d’un tiers pour le satisfaire ? Quoi, vous avez besoin de plusieurs corps pour un seul amour quand le mien voudrait avoir deux âmes pour mieux vous aimer ? Quelle profanation de l’amour ! Quelle honte que toutes ces misérables supercheries qui ne trompent personne et ne satisfont personne.
Il est temps d’être tout à fait sincères l’un envers l’autre. C’est la seule fin digne de nous, digne de cet amour qui circule dans mes veines en même temps que mon sang, qui règle les battements de mon cœur, qui est l’âme de mon âme, qui est plus que moi-même, qui est tout, qui veut tout parce qu’il donne tout, qui préfère rien à quelque chose. Garde ta générosité, ton dévouement, ta pitié, ta reconnaissance, si tu crois m’en devoir ce que je nie, et laisse-moi mourir en paix de toi, c’est la seule grâce que je te demande.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370, f. 197-198
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon, Massin, Blewer]
Bruxelles, 11 mars 1852, jeudi après-midi, 2 h.
Le temps et les nouvelles sont à la tristesse aujourd’hui, mon pauvre Victor. Il pleut sur la terre et sur mon cœur. Je suis en proie à un découragement profond. Je n’ai de cœur à rien, si ce n’est à être malheureuse. J’ai beau réagir sur moi et vouloir retrouver à l’horizon le soleil de mon âme, je n’aperçois que nuages gris et noirs, désillusion et déception. Je suis triste, triste, triste. J’ai reçu une lettre bien inquiétante du pauvre Montferrier. Il paraît que le journal [2] est mort et qu’ils vont se trouver dans le plus grand embarras. Outre l’affection bien réelle que j’ai pour ces excellentes gens depuis si longtemps s’ajoute la reconnaissance inaltérable que je leur ai vouée pour le service qu’ils t’ont rendu il y a trois mois [3]. C’est te dire combien leur malheur me touche et combien je regrette de ne pouvoir les aider en rien. C’est triste de sentir son amitié stérile surtout à de certains moments de la vie. Je leur ai répondu tout de suite en ton nom et au mien. J’espère que l’activité si facile et si charmante du mari, son expérience des affaires scientifiques et industrielles lui créeront des ressources promptement mais en attendant ils vont se trouver grâce à leur généreuse imprévoyance dans une position très malheureuse. Espérons que le bon Dieu des bonnes gens leur prêtera main forte. S’il ne faut que le prier du fond du cœur pour cela je suis sûre d’obtenir pour eux toute sa protection. En attendant il paraît que le Vilain était à Paris dans les jours gras et qu’on l’a vu aux Variétés. Je répugne à penser du mal de ce jeune homme, je préfère ne plus m’en souvenir. Son ingratitude, si elle existait, serait si lâche et si monstrueuse que je ne peux pas y croire à moins qu’il ne me l’affirme lui-même comme certaine autre personne dont je ne veux même pas dire le nom.
J’ai le cœur douloureux aujourd’hui et de quelque côté que j’y touche, j’y trouve une plaie et j’y sens une souffrance. Il y a des jours comme cela. Je ne m’en accuse ni ne m’en excuse. Je constate le fait pour que tu ne t’y méprennes pas et je te prie de ne pas t’en inquiéter autrement.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16370, f. 199-200
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette