Paris, 19 octobre 1881, mercredi matin, 8 h.
Cher bien-aimé, es-tu plus content de cette nuit que des précédentes ? Voilà le point d’interrogation que ma sollicitude t’adresse tous les matins en même temps que mon premier baiser te souhaite le bonjour. Il est bien rare que tu sois assez éveillé à ce moment-là pour répondre à ces deux questions de mon cœur et de mon âme et je garde mes doutes jusqu’à ce que tu m’aies tranquillisée et souri.
Le temps, toujours très froid, continue d’être splendide. Quel dommage que mes pauvres pattes me refusent le service. Avec quel bonheur je te prierais de courir la prétentaine [1] tous les deux, bras dessus, bras dessous, comme jadis, au lieu de rouler bêtement dans un affreux fiacre malpropre conduit par un cocher plus sale encore et infectement canaille presque toujours.
Cependant c’est ce que je compte te proposer tout de suite après le déjeuner, afin de profiter du soleil, d’abord, et pour fondre enfin cette cloche qui me tient à cœur, celle de la double sépulture de ma fille et de la mienne [2]. Pour peu que cela te soit désagréable, je te prie de me laisser m’en occuper seule un de ces matins sans rien déranger dans tes habitudes ni à celles de la maison. Tu ne peux pas me refuser cela et je te prie de me l’accorder tout de suite car le temps passe et Dieu ne sera pas toujours aussi patient pour moi, je le sens et je ne t’en aime que plus fort et plus tendrement.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16402, f. 231
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
[Massin, Souchon]