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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 19 janvier 1852, lundi après-midi, 4 h.

Je devrais reprendre tout de suite mon TRAVAIL [1] et laisser reposer vos pauvres beaux yeux d’aiglea que vous avez la bonasserie d’user à lire ces informes griffouillages. Mais je suis si heureuse quand j’ai l’occasion de vous dégoiser tout mon répertoire d’inepties et de stupidités, de pataquès et de coq-à-l’âne, que je ne peux pas en laisser échapper une seule.
Savez-vous, mon cher petit homme, que je dois de fameuses actions de grâce à votre carillon de l’Hôtel de Ville et pas mal de reconnaissance aux bastringues et à tous les bousins [2] plus ou moins welches [3] qui vous ont chassé de votre lit dans le mien la nuit dernière. Si j’osais, je ferais des sortilèges pour que ce vacarme se perpétue et redouble au point de ne vous laisser ni paix ni trêve ailleurs que dans mes bras.
Mais je suis meilleure Juju que vous ne pensez et je ne veux rien de vous que volontairement et sans la moindre contrainte de qui ou de quoi que ce soit. Ainsi, mon bon petit homme, puisque c’est votre plaisir de coucher dans votre Grande Place tâchez de vous habituer à l’intempérance de sonnerie de la grande horloge et aux cris des débardeurs belges et des pierrots flamands [4]. Dormez bien et soyez heureux puisque vous pouvez l’être sans moi. Tâchez surtout de ne pas vous laisser surprendre par les hideux coupe-jarrets de M. Bonaparte. L’homme au verrou n’est pas encore venu. Dieu veuille qu’il vienne demain et je vous l’enverrai tout de suite. D’ici là fermez bien votre porte et tenez-vous sur vos gardes. Mon cher adoré, c’est très sérieusement que je te supplie d’avoir l’oreille au moindre bruit qui se fera autour de la porte de ta chambre. Quel désespoir si par une imprévoyante confiance tu te laissais enlever. D’y penser, tout mon sang s’arrête au cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 27-28
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Massin, Blewer]

a) « aigles ».


Bruxelles, 19 janvier 1852, lundi après-midi, 3 h. ½

Je m’étais donné ma tâche, mon bien-aimé, afin d’avoir droit à la récompense si douce de t’écrire. Je viens de la finir et sans plus attendre je te gribouille entre deux histoires, intéressantes au plus haut degré, mes insignifiantes élucubrations. Mais je ne les écris pas pour toi mais pour moi à qui cela fait plaisir de rabâcher quelques douces tendresses à défaut de baisers et de caresses que je ne peux pas te donner à distance.
Mon Victor, puisque tu ne veux pas que je sois triste jamais, puisque tu n’aimes pas que je sois malheureuse et que tu crains de me voir souffrir, il faut que tu prennes l’habitude de tout me dire simplement, honnêtement et en toute circonstance. Tes dissimulations les plus innocentes ou les plus bienveillantes me font plus de mal que ta sincérité, même dure, si tu étais capable d’avoir de la dureté envers personne. Je te le dis sans amertume et sous la forme de la prière, mon doux adoré bien-aimé, ne me cache rien. Tache d’arranger le hasard de façon à répondre aux lettres plus que admiratives que t’écrivent certaines femmes chez moi plutôt qu’ailleurs. N’attends pas pour me dire certaines choses que je les devine ou que l’occasion me les révèle car il n’y a pas de petits indices pour la jalousie et il n’y a pas de bonheur parfait sans la plus complète confiance. C’est pourquoi mon adoré bien-aimé, j’insiste avec toutes les supplications de mon âme pour que tu me dises bien tout même la propriété de ta lorgnette même le billet Hergelman dont j’ai plusieurs autographes chez moi venus de Belle-Île. Même certains noms et certaines adresses, même les actrices plus ou moins fécondes que tu protèges avec tant de sollicitude, même les contrefaçons de bas bleus qui demandent près de toi certaines fonctions mystérieuses et nocturnes sous prétexte de pitié et de poésie, même Mademoiselle Constance malgré son nom significatif et son âge encore plus rassurant. Je veux tout savoir, il faut que je sache tout si tu tiens vraiment à ma tranquillité, à ma santé et à mon bonheur. Alors je serai toujours calme, patiente, heureuse, le pouls régulier, l’embonpoint satisfaisant et le sourire sur les lèvres. Vois si tout cela vaut la peine d’être toujours vrai, toujours loyal, toujours fidèle envers moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 29-30
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Dès son arrivée à Bruxelles Victor Hugo veut écrire l’histoire « immédiate et toute chaude » du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Le 23 décembre 1851 il commence la rédaction d’Histoire d’un crime. Pour ce « livre rude et curieux qui commencera par les faits et qui conclura par les idées » Hugo, acteur direct des événements, trouve des sources complémentaires d’information dans la presse avant l’instauration de la censure, et les témoignages des républicains. Pour les proscrits résidant à Bruxelles, il les reçoit chez lui, recueillant leurs paroles alors qu’il correspond par écrit avec les autres. En outre, il demande à Juliette de raconter ses propres souvenirs. Juliette reçoit avec joie et satisfaction cette commande, mais constate rapidement que l’écriture de son Journal du coup d’État est une tâche ardue qu’elle achève dans la seconde quinzaine de mars. Hugo annote le travail de Juliette en ces termes : « Elle. Son manuscrit. Très précieux » et en utilisera des passages pour la publication d’Histoire d’un crime en 1877.

[2Bousin : « Bruit, tapage, vacarme surtout en parlant des mauvais lieux » (Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle).

[3Welche : Dialecte lorrain. Juliette emploie ce mot comme synonyme de barbare, primitif, ignorant.

[4Depuis le 5 janvier Hugo réside au 16 de la Grand’Place à Bruxelles.

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