15 décembre [1841], mercredi, midi ½
Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon Toto adoré, bonjour mon grand Toto. Il y a un an, à pareila jour et à pareille heure, nous courionsb tous les deux au-devant d’un autre pauvre Toto endormi que tes admirables vers répétés par toute la foule ont dû aller réveiller au ciel. Jamais je n’oublierai cette belle journée, on aurait dit que les rayons qui embrasaient le char partaient de tes yeux. J’aurais voulu baiser tes pieds [1]. Mon bien-aimé adoré, tu ne sais pas comme tu es aimé, admiré et adoré par moi.
Je veux que vous m’apportiez les vers que vous avez adressésc à R. de B., ayez la bonté de les demander à Manzelle Didine [2]. Je désire aussi que vous fassiez la lettre de Mlle Hureau [3]. Si vous tardez encore un peu, ce ne sera plus obligeant, ce sera inutile. Voyons, mon amour, un peu de courage à la plume, songez que cela peut rendre service à ma pauvre Clairette plus tard. Je vous tourmenterai pour cela jusqu’à ce que vous l’ayez fait mais je vous le répète, c’est très pressé.
Vous êtes bien féroce, mon grand Poucet, de me traiter comme le gros public et de vouloir que je ne lise vos livres qu’en volumes brochés avec le nom de l’imprimeur et de l’éditeur sur la couverture, tandis que j’ai là les bonnes feuilles dans lesquelles je pourrais vous admirer à mon aise [4]. Décidément, vous êtes trop coquet avec moi ou vous me croyez plus stupide que de raison. C’est vous qui êtes une bête puisque vous ne savez pas combien je vous aime. Taisez-vous.
Il fait bien beau aujourd’hui. C’est presque un soleil d’Austerlitz, c’est du moins un soleil d’anniversaire. Vous devriez me faire sortir et me faire marcher, vous verriez comme je serais joyeuse et heureuse si vous veniez me dire tout à l’heure : « JUJU, VEUX-TU SORTIR ». Mais je n’y compte pas et je crois que je fais bien. Je ne compte pas davantage sur le oquet gris, quoique vous m’ayez dit si gracieusement et si généreusement cette nuit que vous iriez jusqu’à 40 F. pour me l’acheter [5]. Pauvre ange du bon Dieu, c’est bien vrai que tu es ravissant. Je baise tes chers petits pieds et je t’adore de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 211-212
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « pareille ».
b) « courrions ».
c) « adressé ».
15 décembre [1841], mercredi soir, 3 h. ¾
Je vous aime, mon Toto, c’est comme si je vous disais je vous désire, je vous attends et je vous adore. L’année passée, à pareille heure, nous étions encore ensemble bras dessus bras dessous. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le proverbe peu nouveau. Cependant, je vous aime comme le premier jour et je n’ai jamais cessé de vous aimer ainsi, ce qui prouve que le proverbe peut recevoir des démentis pour ce qui concerne mon amour. Je n’en dirai pas autant de mon bonheur qui devient de plus en plus rare et de plus en plus fantastique. J’aime mieux même n’en pas parler du tout.
Avec votre manie de vouloir me faire caresser Jacquot, vous êtes cause que j’ai encore été mordue ce matin et que mon pauvre doigt, cicatricesa et plaies, n’est plus qu’un lambeaub hideux. Que j’aie ou non le oquet gris, je renverrai celui-là à la mère Krafft. Je n’ai pas besoin d’un monstre féroce qui me dévore, j’ai besoin de quelque chose qui m’aime, voilà tout. Si vous aviez eu le sens commun, vous seriez venu me prendre pour sortir un peu et chemin faisant, nous nous serions informésc des qualités et du PRIX du susdit oquet. Baisez-moi, Toto, je vous pardonne si vous venez tout de suite. Et la lettre de Mlle Hureau ? Par exemple, ce soir, je ne vous lâche pas que vous ne me l’ayez donnée. Tant pis pour vous, je n’écoute plus rien. Baisez-moi d’ailleurs et aimez-moi si vous voulez que je sois bonne et indulgente pour vous, autrement je ferai comme Jacquot. Venez bien vite ou je mords.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 213-214
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « cicatrises ».
b) « lambeaux ».
c) « informé ».