18 avril [1841], dimanche matin, 10 h. ¼
Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon amour bien-aimé. Vous ne voulez donc pas venir, affreux bonhomme, eh bien je vous ferai trancher le fleuve des révolutions avec la massue abondante de votre éloquence [1], soyez tranquille. En attendant, vous êtes une bête de ne pas profiter du beau temps, de la bonne santé et du bon amour que le bon Dieu et moi vous jetons à la tête. Vous avez cependant fini votre discours hier et vous m’aviez bien promis de signaler cet heureux événement par un déjeuner sterling et par la lecture du susdit le soir même [2]. Mais vous promettez toujours plus de beurre que de pain. Taisez-vous, taisez-vous, vous êtes un académicien.
Voici ce que ma servarde me raconte : il paraît qu’hier au soir Mme Chamberlan (qui demeure au troisième) en rentrant chez elle, après avoir fermé ses fenêtres, a entendu un bruit si étrange qu’elle s’est enfuie précipitamment de chez elle. Le portier chargé d’aller chercher la force armée a voulu auparavant s’assurer de l’assassin et il est entré courageusement avec une chandelle à la main, suivi du nombre imposant de sa portière ; et qu’est-ce qu’il a trouvé après de nombreuses recherches ? Un effroyable scélérat de pigeon blanc perché sur le secrétaire de la susdite dame Chamberlan. On ne lui a trouvé aucun paquet d’allumettes chimiques, aucun couteau poignard, aucun monseigneur [3], aucune fausse clef mais on lui a trouvé, HORREUR, le bec et les pattes roses. Enfin Mme Chamberlan, peu rassurée encore par ces précautions, a livré le misérable à la justice… du portier, lequel l’a livré à la clémence de son petit-fils Fouyoux de deux ans et demi [4]. Bref, je regrette que cet astucieux animal n’aita pas pris pied chez moi car je l’aurais gardé à demeure comme Dédé. À propos de Dédé, une affreuse pensée me traverse l’esprit. Si par hasard ce pigeon vagabond était le sien [5] ? Quelle atroce destinée. Oh ! mais c’est impossible, Dieu est trop bon pour permettre un si horrible malheur ! Mais je ne serai tranquille que lorsque je t’aurai vu.
En attendant, baisez-moi. Vous, si jamais vous venez vous percher sur mon lit je ne vous effaroucherai pas ni ne vous donnerai pas au portier mais vous ne viendrez jamais.
BnF, Mss, NAF 16345, f. 63-64
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « n’est ».