27 octobre 1863

Guernesey, 27 octobre [18]63, mardi matin, 7 h. ¼

Bonjour avec le beau temps, avec le soleil, avec l’amour, avec le cœur et avec l’âme, bonjour. Je pense que tu as passé une aussi bonne nuit que la mienne et je constate avec joie que nous nous sommes levés à la même heure toi et moi, ce qui prouve une sorte de communication intime de ta vie avec la mienne, et à ce sujet je te ferai remarquer que tu deviens de plus en plus sévère pour les rares apartés que nous nous permettons à voix basse pendant toute une longue soirée, M^me Chenay et moi. Certes je comprends qu’on se taise chaque fois que tu parles sur quelque sujet que ce soit parce qu’une seule de tes paroles est un enseignement et un bonheur pour tout le monde. Mais ce PRIVILÈGE du génie doit-il s’étendre à tout le monde indifféremment et la parole doit-elle être absolument confisquée chaque fois que M. Kesler (c’est-à-dire tous les soirs) parlera de ses^a amours ? Je trouve cela, non seulement injuste, mais embarrassant pour moi dans ma maison ayant une étrangère qui peut s’étonner du mutisme et de l’effacement absolu que je lui impose et que j’accepte. Si je me trompe, si tu trouves qu’en effet je doive me taire toute une soirée quels que soient^b le sujet de la conversation et la personne qui parle, je m’y conformerai car ma personnalité n’en sera que plus à son aise et personne ne perdra rien à mon silence. En somme je n’ai pas d’autre amour que le tien et je lui sacrifie avec orgueil tous les autres y compris l’amour-propre. Quant à ma dignité, je t’en fais le gardien.

J.

BnF, Mss, NAF 16384, f. 237
Transcription de Gérard Pouchain

a) « ces ».
b) « quelque soit ».