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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Guernesey, 20 novembre 1855, mardi après-midi, 2 h. ½

Me voici revenue, mon cher petit homme, non pas de Pontoise [1] mais de ta commission. Maintenant il s’agit de t’assurer de la mesure exacte du modèle que tu voudras donner pour faire tes chemises. Je n’ai pas acheté la grosse flanelle rouge, ne la trouvant pas aussi fabuleusement à bon marché que la fine. À moins que tu ne la veuillesa, j’attendrai pour toi une meilleure occasion.
Voilà, mon cher petit homme, ce que j’ai résolu pour vous dans ma SAGESSE. Nos deux visiteurs sont partis ce matin laissant pour toi, en échange de la MARMITE qu’ils emportaient [2], force compliments et force tendresse que je crois très sincères.
J’ai reçu une lettre de Mme de Montferrier, très affectueuse et très insignifiante, dans laquelle elle me mande que ma lettre lui est arrivée décachetée. Or je suis sûre de l’avoir cachetée très correctement. Elle me recommande d’y prendre garde à l’avenir, on voit qu’elle est sous l’impression d’une profonde venette [3] policière. Du reste, elle me fait toutes sortes d’amitiés pour toi ainsi que de la part de son mari. Je ne sais vraiment pas pourquoi je te donne cette espèce de compte-rendu de mes moindres actions et des plus petits incidents de ma vie comme si cela pouvait t’intéresser beaucoup. C’est une manière assez insipide de te dire que je t’aime plus que tout au monde et que je ne suis pas une seconde sans penser à toi et sans te désirer de toutes mes forces.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16376, f. 360-361
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa

a) « veuille ».


Guernesey, 20 novembre 1855, mardi après-midi, 3 h.a

Il me semble, mon cher adoré, que j’entasse amour sur amour quand j’empile niaiseries sur niaiseries et que je te les fais passer sous les yeux comme si tu pouvais voir mon âme à travers. Cette illusion dure juste le temps de mes gribouillages, mais aussitôt la dernière patte de mouche posée, je m’aperçois combien tout cela est stupide et j’en suis si honteuse que je voudrais ne jamais recommencer. Aujourd’hui, je suis encore plus confuse que d’habitude de mon ineptie et j’ai toutes les peines du monde à ne pas jeter tous ces tristes griffouillages au feu. Vraiment, mon cher adoré, il faut que ta bonté soit bien complaisante pour la pousser à lire patiemment ces pauvres ravauderies sans queues ni têtes. Je suis si convaincue de l’ennui que tu t’imposes par excès de bonté que j’ai presque des remords de m’y prêter de mon côté sous prétexte que je t’aime comme si je ne t’aimais pas au-delà de toutes les expressions, depuis la plus sotte jusqu’à la plus sublime. Tout ceci, mon cher adoré, ne me choquait pas autrefois, parce qu’il y avait entre nos DEUX ÂMES un trait d’union qui mettait mon amour de plain-pied avec ton génie. Mais aujourd’hui hélas ! la lacune est si grande et l’abîme si profond que mon pauvre cœur en a le vertige et n’ose plus aller à toi dans la crainte de tomber dans le plus hideux ridicule et pourtant Dieu sait si je t’aime !

Juliette

BnF, Mss, NAF 16376, f. 362-363
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
[Souchon]

a) L’heure est soulignée d’un trait.

Notes

[1« Avoir l’air de revenir de Pontoise » signifie « avoir un air ahuri ».

[2« Renverser la marmite » signifie ne plus inviter à dîner, ne plus avoir table ouverte. On ne sait qui sont ces deux visiteurs repartis.

[3Venette : inquiétude, alarme.

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