Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1837 > Août > 6

6 août 1837

6 août [1837], dimanche après-midi, 4 h. ¼

Je t’écris en toute hâte, mon bien-aimé, parce que je veux prendre mon bain tout de suite. Je souffre d’une manière inquiétante pour notre voyage. Je vais essayer du bain. Je ne sais pas ce que je ferais pour être en état de jouir du bénéfice de notre voyage dans toute son étendue. Vous m’avez joliment attrapéea cette nuit vieux Toto et c’était fièrement gentil. Vous devriez m’attraper toujours comme cela. Je vous en aimerais joliment plus si je pouvais vous aimer plus.
Voici Mme Pierceau qui m’apporte un verre à anse. Vraiment cette pauvre bonne femme me gâte. Je ne la mérite guère ni vous non plus. Tout cela me retarde. Il faut cependant que je me dépêche. Je devrais bien abréger mes mamours [1] avec vous puisque vous ne les lisez plus. Hum… Si je n’avais pas tant de plaisir à vous les écrire, même vous ne les lisant pas, je les supprimerais tout d’un coup. Venez de bonne heure vieux sournois et apportez-moi un brin d’herbe de votre villa pour me faire voir que vous avez pensé à moi. Et puis je vous baise des pieds aux mains et généralementb tout ce qui peut se baiser y compris la fameuse lettre de l’alphabet [2]. Vous savez d’ailleurs que j’ai besoin de vous pour me frictionner. Soir pa, soir man. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 147-148
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « attrappé ».
b) Après ce mot, Juliette a omis de biffer « quelconque » que nous n’avons pas transcrit pour préserver la clarté de la syntaxe.


6 août [1837], dimanche soir, 6 h. ¾

Mon cher petit homme, vous êtes à Fourqueux [3] où vous avez déjà tourné votre orgue, barbare que vous êtes [4], moi pendant ce temps-là je m’ennuie. Je crois que vous travaillez. Si vous croyez que c’est là ce qui rend une femme heureuse, vous vous trompez. Je suis vraiment abandonnée comme un pauvre chien. Personne ne songe à venir me voir seulement. Vous, vous êtes censéa travailler. J’ai de bons moments pour être [illis.] mais j’ai aussi de bien mauvais quarts d’heure qui ne sont pas le moins du monde de MATELAS [5].
Vous vouliez m’empêcher de lire vos admirables vers ce matin. Vous êtes aussi par trop féroce car enfin qu’est-ce qui peut le plus me faire prendre patience pendant vos absences ? C’est de voir les chefs-d’œuvreb que vous avez créés loin de moi. Je serais joliment attrapée si vous veniez me dire que vous souperez avec moi ce soir. Je crois que je vous livrerais la fameuse prime sur l’heure si vous étiez capable de me faire une aussi charmante surprise. Mais non, vous êtes bien à Fourqueux, étalant vos grâces devant les beautés des environs. Que le diable les emporte et moi avec pour avoir des idées de jalousie qui me monte plus vite au cerveau que la moutarde au nez de tout individu qui en mange. Enfin et une fois pour toutes je vous aime de tout mon cœur, de toute mon âme et je vous baise en pensées.

J.

BnF, Mss, NAF 16331, f. 149-150
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « sensé ».
b) « chefs-d’œuvres ».

Notes

[1À l’origine, et dès le XVIIe siècle, le mot au singulier est une agglutination de « ma amour » qui donne la forme élidée « m’amour », adresse hypocoristique à la femme aimée. Au pluriel, dans le sens de « caresses », « cajoleries », « marques de tendresse », le mot se rencontre dans certains patois mais n’est attesté que tardivement, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Certains dictionnaires proposent comme première occurrence dans la littérature une citation tirée des Misérables (1862).

[2Allusion au Q, lettre de l’alphabet que Juliette évoque souvent pour le jeu de mots à valeur érotique.

[3C’est dans ce village situé entre Bougival et Saint-Germain que la famille Hugo avait passé l’été 1836. Juliette commet-elle ici un lapsus (puisque c’est à Auteuil que la famille Hugo s’est installée pour l’été 1837) ? Ou bien Hugo est-il vraiment retourné une journée à Fourqueux en 1837 ? Les biographes semblent ignorer ce déplacement. 

[4L’adjectif « barbare » que Juliette attribue à Hugo sert un jeu de mots fondé sur le complément du nom manquant (orgue « de Barbarie »). – L’orgue de l’église de Fourqueux, que Léopoldine et Adèle tiennent parfois pendant les messes, a souvent été évoqué par les intimes de la famille. Victor Hugo y fait allusion dans le poème des Chants du crépuscule intitulé « Dans l’église de *** ».

[5Jeu de mots qui fonctionne avec ce qui précède dans la phrase : un « cardeur de matelas » est un ouvrier qui redonne aux matelas leur forme primitive en en démêlant les fibres textiles ; ainsi, dans le langage populaire, « carder ses matelas » signifie mener une vie de débauche, s’étendre souvent sur son matelas (et par là en carder la laine ou le crin), d’où l’amalgame aisé avec l’expression « un quart d’heure de matelas ».

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne