Guernesey, 19 septembre 1858, dimanche matin, 9 h.
Bonjour, mon bien-aimé bonjour, depuis un bout jusqu’à l’autre de la journée, toute maussade et toute pluvieuse qu’elle soit. J’espère que tu vas encore un petit peu mieux ce matin qu’hier. Je sais bien que ce n’est pas assez pour satisfaire ton impatience et la mienne mais il n’en faut pas moins se trouver très heureux de n’avoir plus que de l’impatience là où nous pourrions avoir, toi et moi, souffrances et inquiétude. Je m’efforce de parler comme un livre, ce qui ne m’empêche pas de déraisonner comme un cœur. En attendant, ce n’est pas le cas de préméditer une promenade pour tantôt mais c’est toujours le cas de t’arranger un bon petit parterre pour t’étendre autant que tu voudras. Quant à moi, je ne sais pas où me fourrer tant je suis patraque et détraquée. Je croyais presque que je crèverais cette nuit sous la queue de la comète qui ne paraissait pas s’en douter [1]. Cependant, me revoilà à table jusqu’à la restitus ou à la restitus jusqu’au menton si tu le préfères pour la régularité de la métaphore, bien décidée à vivre jusqu’à mon dernier jour et jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cette résignation n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire au premier abord ; et il ne faut rien moins que la rage de vous aimer comme un chien, pour ne pas déserter la partie que la vie joue contre moi avec des nuits biseautéesa et des jours pipés. Sur ce, baisez-moi, mon pauvre petit encloué [2], et tâchez de ne pas trop souffrir et de m’aimer clopin-clopant.
Juliette
Bnf, Mss, NAF 16379, f. 266.
Transcription d’Anne-Sophie Lancel, assistée de Florence Naugrette
a) « bizeautées ».