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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 octobre [1844], mercredi soir, 8 h.

Enfin, mon cher bien-aimé, je peux soulager mon cœur en te disant combien je t’aime, combien tu es ma vie et ma joie. Depuis lundi, ce lundi si plein de bonheur [1], je n’avais pas eu le temps de te gribouiller un seul petit mot d’amour, quelque envie que j’en eusse d’ailleurs ; mais me voilà renduea à ma solitudeb et à mon loisir, et je reprends tout de suite la douce et sainte habitude de te dire mes pensées une à une, et mon amour tel que je le sens dans mon cœur, c’est-à-dire immense, inépuisable comme ta beauté, ton génie et ta bonté. Pauvre ange de dévouement et de douceur, qu’est-ce que je deviendrais si je ne t’avais pas, mon Dieu ? Qui est-ce qui me guideraitc, me relèveraitd, me consoleraite et m’aimeraitf avec cette patience, ce courage, cette pitié et cette tendresse que tu me montres à tous les instants de ma vie ? D’y penser je sens mon cœur se fondre en reconnaissance, en amour et en adoration. Je voudrais avoir mille viesf pour te les donner. Je voudrais être jeune et belle pour que tu sois le plus heureux des hommes comme tu en es le meilleur, le plus admiré, le plus honoré, le plus respecté et le plus aimé ! Si tu pouvais voir mon cœur, mon Victor chéri, tu me trouverais belle et charmante et tu serais aussi fier de mon amour que je suis heureuse et fière de t’aimer. Mais, hélas ! il n’y a que moi et Dieu dans le secret de ma beauté, c’est-à-dire de mon amour et je tremble souvent que tu ne me préfères quelque beau corps sans âme comme on en trouve sur tous les pavés de Paris et partout. Si cela arrivait jamais, j’en mourrais, je le sens bien et c’est là ma seule espérance et ma seule consolation contre un malheur dont la seule pensée me fait bouillir le cerveau et me broie le cœur. Vois-tu, mon Victor chéri, quand nous ne serons plus tous les deux que deux âmes, je ne craindrai plus rien, car je suis sûre que tu me préféreras à toutes les autres, fatuité à part.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16356, f. 203-204
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

a) « rendu ».
b) « sollitude ».
c) « guiderait ».
d) « relèverais ».
e) « consolerais ».
f) « aimerais ».
g) « vie ».


2 octobre [1844], mercredi soir, 8 h. ½

Tu n’en as pas encore fini avec moi, mon cher bien-aimé. Je ne suis pas femme à me contenter de si peu après trois jours de jeûne. Il me faut mon compte de pattes de mouches et de fautes d’orthographea [2]. Il me faut ma mesure de baisers et mes tas de stupidités quotidiens, sinonb je ne suis pas contente et je sens qu’il me manque quelque chose d’essentiel à ma vie et à mon bonheur. J’en suis fâchée pour vos pauvres beaux yeux et pour votre cher petit museau, mais je ne peux rien rabattre et rien omettre de ces hideux gribouillis quotidiens sous peine de me retrancher ce qui, après le bonheur de te voir et de te baiser en chair et en os, plaît le plus à mon cœur. Il faut donc en prendre ton parti, mon doux aimé, et me laisser divaguer, te baiser et t’adorer à indiscrétion pendant trois grandissimes feuilles de papier, quitte à ne lire que la première et la dernière lettre qui commence et qui finit chaque feuille.
J’ai été bien heureuse de t’avoir en sortant de la pension, mon Toto chéri, car j’avais mon pauvre cœur bien gros et bien triste. Cependant, tout va bien et Mme Marre a été excellente et tout ce qu’on pouvait souhaiter de mieux pour cette pauvre enfant. Mais je n’en suis pas moins sortie tout émue et toute navrée des larmes et des regrets de cette enfant. Jamais je ne lui avais vu un si profond désespoir.
Le petit accident d’hier me donne des inquiétudes. Je crains que cette pauvre fille ne soit malade. Je te supplie de m’y mener le plus tôt possible pour dissiper toutes mes craintes à son sujet. En même temps je lui porterai le souvenir de son parrain. Et à cette occasion je te dirai que si tu n’avais pas été là lorsque Mme Luthereau est venue, je n’aurai pas accepté pour ma fille ce petit cadeau, dans la crainte de te déplaire ou de faire une chose inconvenante, mais puisque tu l’as permis, tout est bien et je ne demande pas mieux que de laisser faire ce petit plaisir à ma pauvre péronnelle [3]. En attendant, mon Toto adoré, je baise toute ta ravissante petite personne depuis la tête jusqu’aux pieds.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16356, f. 205-206
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette

a) « orthographes ».
b) « si non ».


2 octobre [1844], mercredi soir, 9 h.

Je te dirai, mon Toto bien aimé, que je suis la plus heureuse des femmes d’avoir ton cher petit buste. Je le trouve très ressemblant, il me plaît et je lui adresse toutes les tendresses que tu n’as pas le temps d’entendre. Je te remercie du fond du cœur, mon petit bien-aimé, de me l’avoir laisséea acheter. Il y avait bien longtemps que je le désirais et tu as été bien bon de te laisser enfin attendrir.
Je ne suis entourée que de gens stupides qui ne savent pas trouver de la ressemblance là où il n’y a pas charge ou caricature. Mais cela ne m’influence pas, je te prie de le croire. Je le trouve très ressemblant et très de mon goût et je me fiche de l’opinion des badoulards. Voilà mon opinion.
À propos d’opinion, je te dirai que je ne sais pas si ma servarde ne se dispose pas sérieusement à faire ses paquets. Elle a continué de bouder toute la soirée. Mais, si tu m’en crois, et malgré tous les inconvénients attachés au changement de domestique, tu laisseras aller celle-ci sans te donner la peine de la retenir. D’ailleurs, ce serait autoriser cette stupide créature à continuer ses stupides et grossières vexations et je t’assure, vivacité et emportement à part, que j’en ai assez enduré comme cela et que plus me serait impossibleb. Tu feras cependant ce que tu voudras en cette occasion comme en toutes les autres et je me résigne d’avance à tout ce que tu croiras devoir dire et faire dans l’intérêt, plus ou moins bien entendu, de la tranquillité et du bien-être de notre intérieur.
En attendant que tu viennes ce soir, je vais lire mes journaux que je n’ai pas lusc depuis plusieurs jours. Je ne sais plus où en est notre traite avec l’empereur du Maroc [4], ce qui ne laisse pas que d’être grave. Je vais me remettre au courant tout à l’heure. Cependant, j’aurais le féroce courage de préférer un baiser de vous à tous les avantages obtenus par nos armes sur ces sauvages plus ou moins basanés et tannés. On n’est pas moins française, moins patriote et moins nationale que votre pauvre enragée.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16356, f. 207-208
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette

a) « laissé ».
b) « impossibles ».
c) « lu ».

Notes

[1Il semblerait que Juliette et Hugo soient partis en voyage. Le voyage réalisé par Hugo début octobre semble donc, à la lecture des lettres de Juliette Drouet, et compte tenu de leur interruption, avoir été effectué avec cette dernière, et non avec Léonie Biard comme on le pensait jusqu’à présent. Ce point reste à confirmer.

[2Juliette n’a pas écrit pendant deux jours, le 30 septembre et le 1er octobre. Il semblerait qu’elle ait voyagé avec Hugo. Le voyage réalisé par Hugo début octobre semble donc, à la lecture des lettres de Juliette Drouet, et compte tenu de leur interruption, avoir été effectué avec cette dernière, et non avec Léonie Biard comme on le pensait jusqu’à présent. Ce point reste à confirmer.

[3Claire.

[4Juliette faire référence à la guerre franco-marocaine qui opposa la France et le Maroc en août 1844. L’Empereur du Maroc avait fini par demander la paix, et un traité sera signé le 10 septembre.

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