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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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17 février [1845], lundi matin, 9 h. ¼

Bonjour, mon Toto bien aimé, bonjour, mon cher amour adoré, bonjour, mon pauvre ange, comment vas-tu ce matin ? Voilà le froid revenu et pour peu que tu ne fasses pas faire de feu la nuit dans ta chambre quand tu travailles, tu dois être glacé. Outre la souffrance du moment, mon cher bien-aimé, il y a le danger très sérieux de te faire porter le sang à la tête. Je pense à cela toujours et je regrette de ne pouvoir pas consacrer ma vie à te servir et à te soigner. Tu ne t’en apercevrais pas, mais je saurais que tu es bien, que tu as chaud quand il le faut, que tu as rafraîchia ta chère petite gorge, que tu ne manques de rien et je serais heureuse. Tandis que, comme je suis, je souffre de tes souffrances et de ton absence. Il n’y a aucune compensation, cependant il y en aura une que tu pourras me donner bientôt, si tu veux, c’est de copier ton manuscrit de l’Académie [1]. Je suis toute prête et je serai bien contente si tu me donnes la préférence AUTANT MOI QU’UNE AUTE. Voilà le moment qui approche et pour ma part, je voudrais déjà qu’il fût passé. Je te saurais délivré d’un grand poids et j’aurais l’espoir de te voir un peu plus souvent et un peu plus longtemps tous les jours. Clairette est partie ce matin à sept heures et demie. La voilà prévenue qu’elle ne doit pas compter aller et venir chez son père [2] le samedi et le dimanche comme elle le faisait. Cela n’a pas paru fort de son goût mais je suis forcée d’avoir de la raison pour trois : pour elle, pour son père et pour moi. Cet homme ne comprend et ne pense à rien. Si c’était seulement à présent, on le lui pardonnerait, mais de tout temps, il a manqué de délicatesse et de mesure. Je me donne bien de garde de laisser voir le fond de ma pensée à sa fille mais avec toi, je dis ce que je pense. Il me semble que cela me soulage.
Je viens de recevoir une lettre de Mme Luthereau. Peut-être reprend-elleb les tapisseries ? Pauvre femme, je dis cela pour rire, car elle en est incapable de toute façon d’abord parce qu’elle ne comprend rien à ces choses-là et parce qu’elle est très donnante. Quand tu viendras, tu verras ce qu’elle veut. En attendant, mon cher bijou, je vais faire ton eau pour les yeux. Je vais penser à toi, te désirer et t’aimer de toute mon âme. Baise-moi en pensée, je le sentirai et cela me fera plaisir. Je te baise, je te caresse, je te dévore, moi, sinon de fait, du moins en désir. Jour, Toto, jour, mon cher petit o.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 89-90
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « raffraîchi ».
b) « reprend-t-elle ».


17 février [1845], lundi après-midi, 4 h. ½

Chère âme, ton baiser de tantôt m’a mis la joie dans le cœur. Il me semble que tout est printemps et fête autour de moi et tout cela pour un pauvre petit baiser bien furtif, pour un pauvre petit mot d’amour bien court mais bien tendre. Que serait-ce donc, mon Dieu, s’il m’était donné de passer toute une journée, toute une nuit et plusieurs journées et plusieurs nuits sans te quitter ? Oh ! alors je serais folle de bonheur et je n’aurais pas assez de poumons pour pousser mon cri d’amour : QUEL BONHEUR !!!!!!
J’ai déjà envoyé trois fois chez ce gredin de serrurier. Maintenant il prétend qu’il est obligé de recommencer son travail parce qu’il a cassé ce qu’il avait fait hier en voulant l’ajuster. Il promet qu’on l’aura ce soir, mais j’ai l’affreux pressentiment que nous ne l’aurons pas. Je le désire trop pour que cela m’arrive. Il est probable que ce scélérat de serrurier est payé par la police ou par quelque rivale pour prolonger mon supplicea. Si j’en étais sûre, je l’écrabouillerais comme un chien qu’il est quandb il viendrait. J’ai même envie de le faire nonobstant. Avec tout cela, je n’ai pas pensé à te faire gargariser quand tu es venu. Oh ! je suis bien gentille. Il faut le dire vite. Si je pouvais me fiche des coups, je n’y manquerais pas. Encore, si tu venais, ce ne serait que plaisir et tu pourrais réparer mon oubli, mais Dieu sait quand tu viendras. Quant à moi, je serai parfaitement seule tout à l’heure dans ma grande maison. J’ai donné congé à Suzanne qui n’était pas sortie depuis très longtemps. Je dînerai de très bonne heure pour lui laisser toute sa soirée. Tu penses que ce n’est pas sa compagnie que je regrette. Si j’étais sûre de te voir un petit moment, je serais la plus heureuse des femmes dans ma solitude. Tâche de venir, mon adoré, je t’en prie, je t’en supplie.
Jour, Toto, jour, mon cher petit o, Papa est bien i, mais il le serait bien davantage s’il venait passer sa soirée auprès de sa pauvre Juju. S’il le voulait, cependant, cela se pourrait. Je serais très sage, je ne ferais pas de bruit, et il pourrait travailler tout à son aise. J’ai beau m’offrir dans tous les sens, je ne peux pas me faire accepter. C’est bien triste et bien décourageant. J’ai besoin de me rappeler le bon baiser de tantôt pour ne pas jeter le manche après la cognée [3].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 91-92
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « mon suplice ».
b) « quant ».

Notes

[1Victor Hugo prépare son discours qu’il prépare pour la réception de Sainte-Beuve à l’Académie française le 27 février.

[3« Renoncer à quelque chose par découragement » (Larousse).

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