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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 janvier [1845], vendredi après-midi, 3 h. ¾

La nécessité de me lever de bonne heure, mon Toto, fait que je préfère t’écrire en une seule fois mon griffouillis. Quand je serai rentrée dans mes foyers, je reprendrai mes anciennes habitudes. D’ici là, il faut que je fasse comme je pourrai et non comme je voudrai.
Cher adoré, je t’ai regardé en aller avec un serrement de cœur inexprimable cette nuit aussi. Maintenant que tes absences sont devenues de véritables séparations, je ne peux pas te voir partir sans un profond découragement, car je ne sais plus quand je te verrai. Je ne te dis pas tout pour ne pas te tourmenter mais je souffre, mon Victor bien aimé. Vraiment je ne te vois pas assez. Je t’ai donné toutes mes pensées, tout mon cœur et toute ma vie. Je ne me suis rien réservé des choses de ce monde et quand tu me manques, tout me manque. Encore si j’avais l’espoir que cela finira bientôt, j’aurais peut-être plus de force et plus de courage. Mais à ce travail en succédera un autre non moins absorbant, non moins impérieux et après celui-là, un autre et toujours comme cela. Je sais bien, mon sublime bien-aimé, que tu remplis la mission que Dieu t’a donnéea, mais il n’aurait pas dû me mettre au cœur un amour aussi ardent et aussi exclusif puisque tu n’avais pas le temps d’y répondre, ni même d’en profiter. À un homme comme toi, l’admiration du monde entier suffit, mais il n’a pas besoin de l’amour d’une pauvre femme comme moi. On ne donne pas de pain à celui qui a de la brioche. Aussi je suis si convaincue que mon amour est une superfluité inutile, sinon un ennui et un embarras pour toi, que je ne me sens pas le courage de vivre par moment et que je prie le bon Dieu de me reprendre cette vie pour la donner à un autre qui saura la mettre à profit. Pardon, mon cher ange, je ne voulais pas te dire toutes ces choses et malgré moi, je m’y sens entraînée sans pouvoir m’en empêcher. Je sens que tu as besoin de tranquillité. Je sens que je t’obsède et que je te pousse peut-être à me haïr, toi, si bon, toi, si généreux, toi, si indulgent et si noble. Je sens cela et la douleur que j’éprouve au cœur est si violente qu’il faut que je l’exhale pour ne pas en être étouffée. Je te demande pardon, mon Victor adoré, je baise tes pieds, je pleure, je suis folle mais je t’aime. Je t’aime, mon Dieu, je t’aime. Mon cœur saute dans ma poitrine en t’écrivant ce mot suprême : je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 35-36
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

a) « donné ».

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