24 avril [1846], vendredi après-midi, 4 h. ½
Quel beau temps, mon bien-aimé, et quel bonheur ce serait pour moi d’être avec toi sur quelque grande route avec deux mois de liberté devant moi et l’inquiétude et le chagrin de moins de la santé de ma fille [1]. Toute la journée d’aujourd’hui s’est passée dans une complète somnolence. Je viens cependant de la lever, presque malgré elle, mais elle reste dans son apathie et ne veut ni parler, ni qu’on lui parle, elle n’a presque rien mangé aujourd’hui, c’est vraiment décourageanta. Elle paraît plus sombre et plus triste que jamais. Ce serait révoltant si ça n’était pas si digne de pitié car elle souffre, la pauvre chère enfant, ça n’est que trop visible. Son misérable père [2] n’a pas envoyé depuis deux jours. Je n’ose pas jouer cette stupide comédie pendant qu’elle est éveillée maintenant. Demain s’il n’envoie pas, je lui dirai qu’il a envoyé. Je donnerais tout au monde pour que tu le voies et que tu lui fasses honte de sa coupable et ignoble conduite envers sa pauvre fille. Il y a des moments où je suis tentée de lui écrire tout ce que je pense à ce sujet. Je suis retenue par la crainte de te déplaire et par la certitude de l’inutilité de cette démarche. Tu vois, mon cher adoré, dans quelle atmosphère de tristesse et d’ennui je vis. Le seul coin par lequel je vois le ciel bleu, le seul soupirail par où je respire, c’est ta pensée et ton amour. Si je ne t’avais pas je sens que je n’aurais pas le courage de vivre. Je le sens jusque dans la moelle des os. J’attends que tu viennes m’apporter un peu de courage et de résignation. J’en ai bien besoin car je suis tout à fait démoralisée ce soir. Eugénie est là qui travaille. Mme Luthereau est venue tout à l’heure savoir comment Claire se trouvait. Elle est sortie consternée de l’air de profond abattement de cet enfant. Pour moi, cher ange, je ne peux que te répéter ce que je t’ai déjà dit : que sans toi je ne sais pas ce que je deviendrais.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16362, f. 407-408
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette
a) « découragement ».