Guernesey, 9 novembre [18]78, samedi matin, 6 h.
Cher bien-aimé, je crois que nous partons ce matin si j’en juge, non pas d’après l’état du ciel qui est très nuageux, mais d’après le vent qui me paraît tout à fait tombé en ce moment et aussi d’après les sifflets des vapeurs qui font entendre leurs appels stridents réitérés pour avertir les voyageurs que l’heure est venue de partir. Pour moi je suis prête et je n’y ai pas grand mérite, dormant si peu et si mal. Mais je crains qu’il n’en soit pas de même pour toi, mon doux adoré, qui as tant besoin de repos et de sommeil maintenant. J’en suis effrayée pour toi au moment de reprendre la vie fatigantea et dévorante de Paris. Aussi plus que jamais je demande à Dieu de te protéger dans ta santé, dans ton bonheur, dans ton génie. Quant à moi, mon pauvre trop aimé, je suis tout à fait désarmée depuis trop longtemps hélas ! Je ne peux que te signaler les dangers de toutes sortes qui assaillent un homme comme toi au faîteb de toutes les gloires, de tous les honneurs et de toutes les séductions sans pouvoir l’empêcher d’y tomber si Dieu ne se met pas de mon côté.
Cher adoré, quoi qu’ilc arrive je te bénis, ç’a été le premier mot de mon premier baiser, que ce soit le dernier que ma bouche prononcera en mourant.
BnF, Mss, NAF, 16399, f. 179
Transcription de Chantal Brière
[Souchon, Massin]
a) « fatiguante ».
b) « au fait ».
c) « quoiqu’il ».