Lundi, 1 h. moins 10 minutes du matin
Sept[embre] [18]33 ?a
Je suis restéeb à ma fenêtre tout ce temps, l’âme tendue vers vous, l’oreille attentive au moindre bruit, craignant toujours que votre courage ne vous abandonne avant la fin de ce pénible trajet. Voici bientôt une demi-heured que vous êtes parti. J’ai bien écoutéd : il me semble que je n’ai rien entendu qui puisse me faire craindre que vous n’ayez pas eu assez de force pour arriver jusque chez vous. J’espère qu’au moment où je vous écris ces lignes, vous éprouvez déjà le soulagement que le lit et le repos apporteront à vos souffrances. Je ne trouve pas de mot pour vous dire mon regret, mon repentir, mon désespoir, de tout ce qui s’est passé ce soir. Je n’en excepte pas vos torts. Je vous en demande pardon comme des miens. Je vous demande pardon d’avoir consenti à vous appartenir après ce qui s’étaite passé entre nous. J’aurais dû prévoir ce qui devait arriver, ce qui est arrivé. Dieu sait que j’avais courageusement résistéf, et que je n’ai cédég qu’à la promesse sainte et solennelleh que vous m’aviez faitei de ne parler jamais des souillures de ma vie passée tant que ma conduite serait honnête et pure. Ma vie depuis 7 mois [1] a été honnête et pure ! Votre promesse, l’avez-vous tenue ? Encore si je ne faisais que souffrir seule, je me résignerais à souffrir, mais vous êtes aussi malheureux que moi. Vous êtes aussi honteux des injures dont vous m’accablez que je le suis moi-même de les recevoir. Maintenant que je sais tout ce que notre position a de gangrenéj, c’est à moi d’arrêter les progrès du mal en coupant à travers mon âme et ma vie, pour sauver ce qui peut encore être sauvé de vous et de moi. Écoutez Victor, je vous demande de ne pas me refuser votre appui pour mettre à exécution le projet que je crois nécessaire, indispensable pour notre honneur à tous les deux. Si quelque chose peut vous donner du courage c’est de savoir que je ne vous ai jamais trompé depuis sept mois. C’est bien vrai, je ne vous ai jamais trompé, c’est bien vrai, oh, c’est bien vrai. Et pourtant depuis sept mois, combien de scènes affligeantes comme celle de ce soir. Vous voyez qu’il n’y a pas à balancer. Je partirai par la première diligence de Saumur, la santé de ma fille en sera le prétexte [2]. Une fois auprès d’elle, je pourrai réfléchir sur ma position et à ce qu’il y aurait à faire pour la rendre tolérable. Si comme je le crois nécessaire, je rompais avec le théâtre, le mobilier répond pour la créance de Jourdain, et si vous ne vouliez pas vous donner la peine de vous en occuper, je chargerais n’importe quel homme d’affairesk de le vendre jusqu’à la concurrence de la dette de Jourdain qui est la seule pour laquelle vous ayez répondu. Moi, j’irais à l’étranger. Telle que je suis, je puis encore y gagner ma vie, c’est autant qu’il faut, n’est-ce pas ? Mais tout ceci n’est pas l’important. L’important le voici : c’est de partir le plus tôt possible, aujourd’hui même, pour nous mettre tous les deux à l’abri de nos atroces folies.
Avant de partir, je vous aurai vu, je l’espère, à moins que vous ne soyez plus malade, ce qui serait horrible à penser, moi en étant la cause. Mais que je vous voie ou non, que vous soyez ou non victime de ma fureur, je vous remets en m’en allant tout amour et tout bonheur. Je ne garde même pas l’espérance. Je vous laisse mon âme, ma pensée, ma vie. Je n’emporte que mon corps, ne le regrettez pas.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16322, f. 21-23
Transcription de Jeanne Stranart et Véronique Cantos assistées de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon, Massin, Blewer]
a) Date rajoutée sur le manuscrit d’une autre main que celle de Juliette Drouet.
b) « resté ».
c) « demie heure ».
d) « écoutée ».
e) Juliette Drouet saute plusieurs lignes entre « s’était » et « passé ».
f) « résistée ».
g) « cédée ».
h) « solemnelle ».
i) « fait ».
j) « gangrenée ».
k) « affaire ».