Mont-Saint Jean, 3 juillet 1861, mercredi matin, 6 h. ½
Tu ne pars pas seul, mon cher bien-aimé, car ma pensée, mon cœur, mon âme galopenta avec toi à qui mieux mieux pendant que je te gribouille tristement cette pauvre restitus d’occasion. Sois heureux, mon cher adoré, mais tâche de me revenir ce soir si tu le peux sans trop prendre sur ton bonheur et sur celui de ta famille [1]. Si tu ne le peux pas absolument, mon pauvre trop aimé, je ne sais pas trop ce que je ferai de mon corps et de mon ennui. Mais ce dont je suis sûre, c’est que je te bénirai et je t’aimerai absent autant que si tu étais auprès de moi et que j’étais la plus heureuse des femmes.
J’espère que tu n’auras pas de pluie jusqu’à Bruxelles, et si Dieu exauce ma prière jusqu’à ton retour. Quant à moi peu m’importe les variations du baromètre quand tu n’es pas là. Pour ce que je fais du temps et de mon temps loin de toi cela ne vaut pas la peine de m’en préoccuper : je parle au point de vue extérieur car je sais très bien, et je m’en fais une consolation et une joie, à quoi je passerai ma journée en t’attendant. Dès que j’aurai fini ma chère petite restitus, et que j’aurai envoyé mon linge à la blanchisseuse par Suzanne, je me mettrai à ma chère petite copire d’arrache-plume. On dirait que je ne suis pas déjà si à plaindre, n’est-ce pas ? Et que cela peut compter pour un bonheur de vrai et un vrai bonheur ? On aurait raison et je ne suis pas la dernière à le dire. Mais, quoi ? Rien ne prévaut sur vous en chair et en os. C’est que pour être parfaitement heureuse et ne plus rien désirer en ce monde j’ai besoin de sentir la chaleur de ton sang, de regarder dans tes yeux, de m’épanouir dans ton sourire, d’entendre ta voix et de me sentir vivre de ta vie et dans ta vie. Dès que tu n’es plus là tout se refroidit, s’éteint, devient morne et s’efface en moi, hors ta pensée et le désir ardent de te revoir. C’est pourquoi, mon adoré, je finis comme j’ai commencé en te recommandant d’être heureux là-bas et de me rapporter le plus tôt possible [2] mon bonheur ici. Je t’attends, je t’aime, je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16382, f. 86-87 [3]
Transcription de Florence Naugrette
[Souchon]
a) « galoppent ».