Paris, 21 mai [18]77, lundi matin [1]
Cher bien-aimé, tu vois que je prêche d’exemple en te donnant ma restitus grand format des jours de fêtes. J’espère que la tienne pour n’être pas si matinale n’en sera pas moins grande et pas moins tendre et que mon amour n’aura rien à reprocher au tien de ce côté-là et encore moins d’aucun autre côté. J’attends qu’il fasse jour chez toi pour y envoyer Mariette dès qu’elle sera descendue de sa chambre. Quant à moi, la pensée d’avoir ta petite lettre ce matin m’a tenue éveillée une partie de la nuit. Enfin, n’y tenant plus d’impatience, je me suis levée dès Patron-Minette au risque de réveiller la pauvre Henriette qui dort encore à poings fermés dans [un ou deux mots rendus illisibles par la pâleur de l’encre]. Le temps a beau être grimaçant et les événements politiques menaçants pour la pauvre France, rien ne peut faire diversion à la préoccupation ardente de savoir ce que contiendra ma chère petite lettre d’aujourd’hui. Je la désire, je l’espère, je l’attends de toutes les forces de mon cœur et de mon âme.
BnF, Mss, NAF 16398, f. 136
Transcription de Guy Rosa
Paris, 21 mai [18]77, midi
Cher grand bien-aimé, tu m’écris [2] ce que je t’aurais écrit si je savais écrire. Tout ce que tu sens, je le sens de même ; tout ce que tu crois, je le crois ; tout ce que tu espères, je l’espère. Mon âme est faite de la tienne et ma vie se confond dans la tienne ; je vois Dieu à travers toi et c’est toi que je prie en le priant. Tes tristesses sont mes tristesses et tes joies mes joies ; je suis faite de toi, par toi et pour toi ; la pensée que tu peux courir un danger dans les tristes circonstances qui menacent la France et la république me rend toutes les forces de ma jeunesse en même temps que tous les courages. Je trouverais en moi mille vies pour défendre la tienne s’il en était besoin car j’ai encore avec cela la superstition, qui date du premier jour où je t’ai aimé, de croire que mon amour te rend invulnérable. Cette confiance me vient de Dieu qui sait combien et comment je t’aime et c’est à moi qu’il t’a confié jusqu’à présent en récompense de l’amour sans bornes et sans fin que je t’ai voué depuis ton premier baiser. Qu’il soit béni et adoré autant que je t’adore et que je te bénis.
BnF, Mss, NAF 16398, f. 137
Transcription de Guy Rosa
[Guimbaud, Souchon]