Jersey, 28 septembre 1854, jeudi matin, 11 h. ½
Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour et bienvenue le plus tôt que tu pourras. En attendant je suis sous les armes dans le cas où Asplet [1] viendrait me chercher ce dont je doute un peu. Cette espèce d’entrave qui gêne mes mouvements n’est pas la chose la moins insupportable de la situation car je ne sais à quoi me résoudre ; pendant ce temps-là, l’époque du déménagement approche et je ne sais pas encore au juste où j’irai demeurer. Les trente-six infortunes de Pierrot [2] ne sont rien comparées aux miennes dans cette île sournoise et filoute. Si j’avais le choix j’aimerais mieux aller me promener avec vous dans un Plémond [3] quelconque que d’explorer les logis jersieux de l’endroit. Mais ne l’ayant pas, le choix, je croque le marmot [4] et je bisque autant et plus que je ne peux. Du reste il fait un temps à manger tout vif et qui amènera beaucoup d’anglais par le steamboata probablement, tout cela ne fera pas accourir Asplet une minute plus tôt. Le plus joli serait, qu’en fin de compte, les renseignements sur ma future hôtesse fussent exécrables et que je n’en sois que plus engagée vis à vis d’elle. Je dois dire que je l’espère et que je serais désolée que cette nouvelle mystification manquât à ma collection. J’y compte et je prépare tes shellings d’avance. À propos de shellings comment va ton genou ? J’espère de mieux en mieux ; mais si tu crains de le fatiguer en allant chez le banquier il vaut mieux recourir à la cassette. Tâche seulement de ne pas venir trop tard pour que j’aie le temps de te voir et d’écrire pour l’argent à Paris. D’ici là je m’enrhume comme trois bons gendarmes et j’éternue comme un âne devant un sac de poivre et je t’aime comme un chien.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 325-326
Transcription de Chantal Brière
a) « stamboat ».