Jersey, 10 septembre 1854, dimanche après midi, 4h.
Tu m’oublies, mon trop bien-aimé, mais moi, en revanche, je ne pense qu’à toi. Je souffre de ton absence de plus en plus longue et plus multipliée mais je t’aime autant que si tu ne me quittais jamais et que si j’étais la plus heureuse des femmes. J’espérais que tu serais venu ce matin après ton bain ; puis j’ai espéré que tu viendrais en allant à la commission ; maintenant je laisse flotter mon espoir ne pouvant plus le fixer sur rien. J’ai vu le brave Durand tout à l’heure ; il venait me dire qu’il ne pourrait pas dîner avec moi ce soir parce qu’il se sentait encore trop souffrant. Je crois que le bonhomme abuse un peu des remèdes Raspail [1], lesquels, comme tous les remèdes, ont besoin d’être pris avec prudence. Hélas ! la pauvre Babot n’abusera plus de rien en ce monde maintenant car elle vient de rendre le dernier soupir il y a quelques minutes. Le mari est dans un vrai désespoir, à ce que me dit Suzanne. Enfin je t’ai vu, je sais que tu te portes bien, cela doit suffire à mon bonheur pour aujourd’hui. Du reste je ne demande pas autre chose parce qu’il me semble que je n’en saurais que faire. Je vais achever de copier ce que tu m’as mis dans mon dossier, cela me tiendra lieu de tout ce que je regrette mais auparavant il faut que j’emplisse cet absurde gribouillis, ce qui n’est pas le plus facile quand on a comme moi à cœur de ne rien dire qui puisse t’attrister. Mon cher petit Toto, je t’aime, n’importe comment je t’aime ; voilà le plus vrai de mes paroles, quelque sens qu’elles présentent d’ailleurs. Il est probable que je ne ferai que t’entrevoir ce soir comme tout à l’heure. Eh bien je m’en contenterai et je trouverai que tout est bien et que je suis trop heureuse. En attendant je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 291-292
Transcription de Chantal Brière