Jersey, 27 janvier 1853, jeudi après-midi, 1 h.
Est-ce que cette journée sera aussi vide de bonheur pour moi que celle d’hier, mon cher petit homme ? Je me le demande avec anxiété tout en en prévoyanta la triste réponse. Tu as tant de choses à faire qu’il est bien impossible que tu aies le temps d’être à moi. Je ne le sais que trop, mon pauvre adoré, mais je m’y habitue difficilement. Ce n’est pas une raison pour t’en faire une scie [1] et je me hâte de parler d’autre chose...
Hum ! Hum ! Hum ! Il fait aujourd’hui un fameux temps de demoiselle : ni soleil et ni vent, comme dit Saint Augustin. Est-ce que vous pourrez faire du daguerréotypeb ? Ceci est une manière adroite mais stupide de revenir à mon mouton et savoir quand vous viendrez me voir. Tenez, décidément, j’aime mieux être tout franchement embêtante et ne pas démarrer de mon idée fixe de : quand te verrai-je ? Maintenant, dans l’intervalle de ces quatre mots, mettez autant de lieux communs que vous voudrez, amoncelez-y toutes les jerseries les plus saugrenues, creusez-y des abîmes d’ineptie, faites monter par-dessus des océans de pataquès, vous ne changerez rien à la question que je vous fais depuis vingt ans et que je continuerai, JE L’ESPÈRE, pendant toute l’éternité QUAND TE VERRAI-JE ??????????c
Juliette.
BnF, Mss, NAF 16373, f. 101-102
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
a) « emprévoyant ».
b) « guerrotyque ».
c) Les points d’interrogation sont répétés jusqu’à la fin de la lettre.
Jersey, 27 janvier 1853, jeudi après-midi, 1 h. ½
Autre guitare a, voici le soleil ! Oh ! Comme il vient à point pour varier ma rédaction. Sans lui, j’aurais été forcée de m’en tenir à ma première appréciation barométrique, c’eût été humiliant. Maintenant je peux aller de l’avant, voilà le soleil !!!! Hélas ! Je viens d’avoir une diversion moins agréable dans ma maison. Une nouvelle trépignée entre mes propriétaires mâle et femelleb. Comme le pauvre petit jetait des cris d’angoisse et de terreur dans l’escalier, je suis allée à lui pour le calmer et le consoler, ce pauvre petit diable, mais le père entendant ces cris redoubler est venu le prendre dans mes bras très rapidement, ce qui ne m’a pas empêchée d’entrevoir que son nez était en lambeaux. Déjà Suzanne s’était aperçuec ce matin que la femme avait l’œil poché. Tout cela a pour résultat de me faire désirer d’arriver le plus tôt possible à la fin de mon bail [2]. Non pas que je croie que la jerserie me quittera au seuil de ma nouvelle maison, mais j’espère qu’ellesd changeront d’aspect et puis, comme c’est dans un cabaret, j’ai l’espoir au lieu d’une soûlarde d’en voir plusieurs à la fois. Considération qui n’est pas sans quelque poids dans ma préférence et qui redouble mon impatience de changer ma soûlarde borgne contre des ivrognes aveugles. La chose en vaut la peine en effet. Je suis sûre que vous êtes de mon avis. Vous en seriez bien plus encore si vous veniez tout de suite.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 103-104
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
a) « guitarre ».
d) « femmelle ».
e) « aperçu »
f) « quelles »