Guernesey, 20 mai [18]70, vendredi matin, 5 h.
Bonjour, et beau jour, mon cher bien-aimé, comment la nuit ? La mienne très bonne. Voilà déjà près d’une heure que je suis levée et que toute ma panoplie s’étale triomphante à mes trois fenêtres. Tout le monde autour de moi est encore endormi, même la mer, qui ne bouge pas et qui ne fait entendre aucun bruit. Pas un seul bâtiment à l’horizon si ce n’est un petit bateau à l’ancre à la pointe du château Cornet [1]. Je n’entends près de moi que les oiseaux qui piaillent et en moi que mon âme qui chante le Cantique des Cantiques, l’amour. Je t’aime et j’aime tous ceux que tu aimes. Tu vas donc enfin voir ton cher petit Georges et mademoiselle Cacane [2] et ton bon Charles et sa bonne petite femme ! Quel bonheur ! Quel bonheur ! Quel bonheur ! Quel bonheur ! Dites donc, Môssieur, vous me devez une bonne petite lettre demain [3]. Ne l’oubliez pas ou « ma tante pas contente » [4]. Vous me devez aussi une lecture [5] que vous ne vous empressez pas d’acquitter comme un sans cœur que vous êtes. J’en passe et des meilleures [6]. Mais je fais main levée du tout à la condition de ma chère petite lettre demain 21 mai. Pour me faire patience d’ici-là je vais relire toutes mes lettres, c’est-à-dire toutes les tiennes, depuis la première jusqu’à la dernière. En attendant je t’aime, je te souris, je te bénis et je t’adore de toute mon âme.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 139
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette