Guernesey, 26 novembre, [18]65, dimanche matin, 7 h. ¾
Bonjour, mon grand adoré, bonjour. Je voudrais être sûre que ta nuit a été meilleure que la mienne pour m’en réjouir ce matin. Mais l’absence de ton signal [1] me laisse dans le doute et le mieux que je puisse faire, pour ne pas m’attrister sans certitude, c’est de supposer qu’après ton triomphant premier envoi d’hier de Les Travailleurs de la mer [2] à Verboeckhoven, tu te dorlotesa un peu dans ton lit ce matin avant de reprendre ton collier de GÉNIE. Si j’ai deviné juste, je remercie Dieu et je suis heureuse : quel bonheur ! Je ne serais pas étonnée si ton paquet partait aujourd’hui et peut-être est-il déjà en route car le steamer [3] doit profiterb de cette accalmie de la tempête pour rattraperc le temps perdu le dimanche, dût-il s’en voiler la face. (Prononciation anglaise) Aoh ! Shockingd ! Shockingd ! Je m’arrête dans ma gaîté irrévérente pour ne pas effaroucher votre pudeur biblique et vos scrupules catholiques. Yes, yes, yes. Cher bien aimé, je ne sais pas comment j’ose te dire de pareilles niaiseries plus bêtes que nature et j’ai toujours envie de jeter mes gribouillis au feu chaque fois que j’y pense, c’est à dire tous les jours. Je n’ai pas d’autre excuse que le besoin de mettre quelque chose entre le mot je t’aime qui sort de mon cœur incessamment comme on met du foin entre les fruits qu’on entasse pour les envoyer à destination. C’est de cette manière que je t’envoie mes pommes d’amour, c’est à dire mes baisers, mes tendresses, mon admiration et mon adoration bien enveloppés de stupidité et bien bourrés d’inepties. C’est à toi à les tirer de là une à une et un à un.
BnF, Mss, NAF 16386, f. 188
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « dorlotte ».
b) « profité ».
c) « rattrapper ».
d) « Shoking ».