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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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29 mars 1842

29 mars [1842], mardi matin, 9 h.

Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon adoré, bonjour ma joie, bonjour mon âme. Comment vas-tu ce matin ? Moi je vais bien, ma servarde, plus servarde que jamais, m’a dit qu’elle était bien fâchée de ce qu’elle m’avait dit hier [1]. Je ne lui ai pas tenu rigueur, toujours à cause de la difficulté de s’en procurer une autre et de l’embarras du choix dans ces sortes de mauvaises marchandises. Mais au fond, mon opinion sur elle n’a pas changé et je suis sûre que ce n’est que reculer pour mieux sauter le jour où on y pensera le moins. Enfin, il faut prendre l’argent pour ce qu’il vaut, le temps pour ce qu’il est et les servantes pour ce qu’il y a de pire au monde. Comme ça on n’est pas trompé. Depuis hier je ne te parle que de cet événement domestique, je crois qu’en voilà assez.
Un autre événement domestique plus triste et plus sérieux que celui ci est la mort de cette pauvre mère Krafft. Ses filles doivent être dans une grande douleur, car elles aimaient tendrement leur mère, Mme Krafft surtout. Je vais lui écrire un petit mot de condoléance que je ferai mettre tout de suite à la poste afin qu’elle la reçoive dans le moment opportun.
Le temps est bien beau ce matin, je serais bien contente si tu pouvais me faire sortir un peu tantôt. Je sens que j’ai besoin d’air et d’exercice. Je sens que j’ai faim et soif d’amour et de bonheur. Quand me donneras-tu de tout ça à INDISCRÉTION ? Hélas ! Voilà près de deux ans que je te fais cette question et que tu n’y réponds que par des grognements sourds et inarticulés qui ne me satisfont pas du tout [2]. Je veux une réponse enfin et je la veux prompte et je la veux bonne et je veux tout de suite de la diligence, des baisers, du bonheur et du ravissement.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16348, f. 211-212
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette


29 mars [1842], mardi soir, 6 h. ½

Avouez, mon adoré, que ma patience, mon courage et ma résignation ne sont pas récompensés. Depuis le temps que je vous attends, depuis le temps que je vous désire et depuis le temps que je vous aime, c’est-à-dire depuis la première seconde où je vous ai vu jusqu’à présent, vous ne venez pas ou si peu que c’est un supplicea renouveléb de celui de Tantale qui voyait l’eau s’approcher de ses lèvres sans pouvoir s’y désaltérer et les plus beaux fruits pendre au-dessus de sa tête sans pouvoir y mordre. Cette comparaison toute mythologique qu’elle vous paraisse n’en est pas moins la peinture exacte de ce qui m’arrive avec vous. Je vous vois mais pas assez pour vous mordre, je vous ai mais pas assez pour y tremper mes lèvres. Décidément, c’est bête comme tout ce que je te dis là [3]. Mais c’est comme ça. Si vous veniez et si vous ne me quittiez pas, vous m’empêcheriez d’être la plus stupide des femmes. Prenez-vous en à vous des inepties que vous m’inspirez DE LOIN.
J’espère que vous me rendrez un compte fidèle de tous les dessins que je vous confie. C’est que je ne plaisanterais pas le moins du monde si vous aviez la turpitude de m’en flouer un seul, d’ailleurs ce serait plus que de la déloyauté ce serait de la cruauté, car ces petits chefs-d’œuvre je les achète de mon sang, de ma vie et de mon bonheur. C’est assez cher, n’est-ce pas mon adoré, pour que j’y tienne ? Aussi, après toi, c’est à quoi je tiens le plus au monde. Conserve-les-moi donc aussi fidèlement que ton amour sans lequel je ne peux pas vivre.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16348, f. 213-214
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette

a) « suplice ».
b) « renouveller ». 

Notes

[1La veille, Suzanne souhaiter donner sa démission à Juliette : « Ma servante vient de me déclarer positivement qu’elle voulait s’en aller demain par la diligence. Cette déclaration avait été préparée par une feinte maladie dont je n’étais qu’à moitié la dupe et par une humeur des plus grossières et des plus intolérables depuis la lettre arrivée de son pays avec les couteaux dans laquelle on lui mandait que sa jeune sœur se mariait les premiers jours d’avril. »

[2Depuis 1834, Hugo et Juliette ont pris l’habitude d’effectuer un voyage de quelques semaines ou mois pendant l’été et le printemps. L’année précédente, le poète était trop occupé à la rédaction de son ouvrage Le Rhin et leur voyage annuel n’a pas eu lieu. Le voyage sera de nouveau annulé cette année.

[3Citation tirée de la pièce Ruy Blas, Don César s’adressant au Laquais : « C’est bête comme tout, ce que je te dis là. », Acte IV, scène 3.

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