Guernesey, 2 novembre [18]68, lundi matin, 7 h.
Bonjour, mon tout bien-aimé, bonjour, je t’adore. J’étais à mon poste tout à l’heure mais tu as passé si vite que je n’ai pas pu te saisir. Tu as bien fait, du reste, de te hâter car il ne fait pas bon flâner dehors ce matin, même sur un toit. Quel temps pluvieux et triste ! On dirait qu’il s’associe à tous les moments douloureux que ce jour évoque et qu’il reflètea tous les deuils et se mouille de toutes les larmes que les vivants ont pour leurs chers morts. Je prie Dieu d’avoir pitié d’eux et de nous et de nous bénir au ciel et sur la terre. Suzanne se dispose à aller à la messe pendant que Griffon dort à poings fermésb. Moi, je vais tout à l’heure commencer mon petit tripotage intérieur. C’est le moyen d’oublier les misères que mon vieux bras me fait. À ce propos, je ne t’ai pas demandé comment tu as passé la nuit. J’espère que c’est bien. Moi, j’ai dormi tant bien que mal et je suis assez [illis.] ce matin. J’attends toujours cette collation de Tantale [1] qui s’éloigne chaque fois qu’on croit y toucher. Dieu sait que ce n’est pas pour l‘amour de Lacroix que je réclame mais pour ma gourmandise particulière. J’ai faim et soif de toi sous toutes les espèces et j’aspire à te dévorer sous toutes les formes.
BnF, Mss, NAF 16389, f. 301
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « qu’il reflette ».
b) « à poing fermés ».