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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 10 octobre 1852, dimanche matin, 7 h. ½

Bonjour, mon pauvre adoré, bonjour pendant que tu ne sais rien encore de ce qui m’arrive, bonjour.
La nuit n’a rien changé à ma perplexité et je suis toujours dans ce doute odieux ou de nier une dette que son ancienneté même et le dénuement de celle qui l’a gardée si longtemps sans la réclamer rendrait plus légitime et plus sacrée ou de payer deux fois dans les conditions si déplorables et si malheureusesa dans lesquelles nous nous trouvons dans ce moment-ci. Cependant puisqu’il n’y a pas d’autre alternative pour moi que les deux qui se présentent, je préfère mille fois mieux payer avec ce doute affreux que de charger peut-être ma conscience d’une mauvaise action. J’espère que ce sera aussi ton avis. Mais comme je sens combien tes ressources sont épuisées, j’ai pensé à vendre mon peu d’argenterie. Il y en a à peu près pour la somme réclamée. De cette façon, mon pauvre bien-aimé, cette dette ne tomberait pas immédiatement à ta charge. Je dis immédiatement parce que je ne me considère réellement que comme l’usufruitière du pauvre peu que tu as sauvé de mon naufrage [1]. Du reste, mon pauvre adoré, j’ai la tête si malade que je ne sais pas ce que je dis. Aussi je suis prête à tous les sacrifices matériels pour sortir de l’horrible malaise moral que j’éprouve depuis hier. Oh ! J’aime mieux payer deux fois, dix fois, cent fois la même dette que de garder au-dedans de moi le remords de l’avoir reniéeb injustement. Mon cher bien-aimé, je suis bien malheureuse, va. Je t’attends avec la tendre confiance que tu mettras le calme et la paix dans ma pauvre conscience troublée. D’ici là sois heureux et bénic dans tout ce que tu aimes.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16372, f. 35-36
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « malheuses ».
b) « renier ».
c) « bénis ».


Jersey, 10 octobre 1852, dimanche après-midi, 1 h.

Pauvre bien-aimé, quelle triste surprise tu as euea tout à l’heure après vingt-quatree heures d’absence. D’y penser, le cœur m’en saigne de honte et de pitié pour moi et pour toi. Oh ! cet infâme passé que j’ai déjà tant lavé de mes larmes et purifié de mon amour reparaîtra donc toujours [2] ? Vraiment c’est à désespérer de la clémence de Dieu. Les hommes comme toi pardonnent tout, oublient tout. Lui ne se laisse jamais fléchir et n’oublie que l’expiation. Je suis si malheureuse que je blasphème peut-être mais aussi pourquoi cette nouvelle punition qui retombe jusque sur toi ? Du reste, mon pauvre adoré, j’avais déjà préludé dans la journée à cette triste catastrophe par un commencement de malheur qui ne s’est pas réalisé entièrement. Grâce à mon peu de mémoire et à mon ignorance de l’anglais, j’avais fait changerb dans le voisinage par ma propriétaire un billet de 10 livres pour un billet de cinq livres. Je ne me suis aperçue de mon erreur que 2 h. après, au moment où je cherchais à changer un autre de ces billets de 5 livres comme un billet de 10 livres. Dans le premier moment je me suis figuré que j’avais commis la même erreur pour le premier, croyant me rappeler que tu m’avais donné deux billets de 10 livres et deux de cinq livres. Ce n’est qu’en vérifiant mes comptes et en me rappelant le chiffre [625 ?] en or [625 ?] en billets que j’ai reconnu qu’il n’y avait qu’un seul billet, celui de la journée, qui avait supporté cette déplorable erreur. Heureusement la propriétaire et le changeur ne l’avaientc pas ouvert en donnant la monnaie. Aussi, aussitôt l’erreur constatée, on s’est empressé de me rapporter les [125 ?] de déficit. C’est après avoir subi cette atroce secousse que l’autre m’est arrivée. Aussi, mon pauvre bien-aimé, je suis à bout de force et de courage. Je t’aime d’autant plus que je te suis une source d’ennuis et de chagrin.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 37-38
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « eu ».
b) « changé ».
c) « avait ».

Notes

[1Au début de leur liaison (juin 1833) Victor Hugo a pris en charge le remboursement des dettes au paiement desquelles Juliette était acculée, lui évitant ainsi une peine de deux ans prison (convocations de Juliette au tribunal le 10 avril 1832 et le 23 janvier 1833 pour le remboursement d’un emprunt de 8 000 F dont elle s’était portée caution).

[2Au début de leur liaison (juin 1833) Victor Hugo a pris en charge le remboursement des dettes au paiement desquelles Juliette était acculée, lui évitant ainsi une peine de deux ans prison (convocations de Juliette au tribunal le 10 avril 1832 et le 23 janvier 1833). Comme la plupart des comédiennes au XIXe siècle Juliette était une femme entretenue. Un de ses amants, Scipion Pinel, la laissa se porter caution de l’emprunt de 8 000 F. qu’il avait contracté en vue de lui offrir bijoux et autres frivolités.

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