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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 2 juin 1852, mercredi après-midi, 4 h. ¼

Cher adoré, je viens de finir ce qui me restait à copier pour que tu me donnes de nouvelle besogne. J’ai la satisfaction de n’avoir pas perdu une minute depuis 6 h. du m[atin] que je suis levée, aussi je me repose avec bonheur en te gribouillant quelques douces tendresses sur lesquelles, hélas ! tu dois être trop blasé depuis si longtemps que je t’en accable. Aussi est-ce moins pour toi que pour moi si je t’écris avec cette monotone régularité. Vous le savez bien d’ailleurs. Maintenant, ce que je voudrais savoir à mon tour, c’est où vous êtes et ce que vous faites et quand vous viendrez. J’ai un mal de tête hideux qui ne me laisse pas voir à deux portées de plume devant moi. Je suis, ou plutôt je pourrais être, la plus maussade des femmes si je ne craignais pas de vous déplaire et de vous impatienter à la longue. Je renfonce tous mes maux et je vous souris agréablement. Dépêchez-vous de jouir du coup d’œil car qui sait combien de temps cette pose académique de la danseuse souriant au public après la classique pirouette peut durer. Et puis vous savez que je ne vis que de la mauvaise moitié de la vie loin de vous. Par pitié et par générosité vous devriez vous hâter de m’apporter ma bonne moitié pour que j’en jouisse sans perdre de temps.
Cher petit homme tu auras sans doute reçu des nouvelles de ton fils aujourd’hui, peut-être même l’attends-tu ce soir [1]. Là, mon pauvre bien-aimé, tu aurais dû venir m’apporter un peu de patience et de bonheur pour le reste de la journée. Mais je ne veux rien conjecturer de peur de me laisser aller à quelque injuste défiance. Je t’aime, mon amour, je t’attends et je serai trop heureuse de te prendre quand tu pourras venir. En attendant je n’aurais pas été fâchéea de voir les bretelles de la reconnaissance et le poulet du petit [banc  ?]. Je ne vous en tiens pas quitte et demain je vous les ferai demander par Suzanne, ATTRAPÉ ! Telle est ma grande [illis.].

Juliette

BnF, Mss, NAF16371, f. 93-94
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « fâché ».


Bruxelles, 2 juin 1852, mercredi soir, 4 h. ¾

Je suis comme les gens qui commencent à économiser quand ils n’ont plus rien. Moi c’est le papier que j’économise car je viens de m’apercevoir qu’il ne reste plus que quelques cahiers de cette dernière demi-rame. Aussi vous voyez, mon amour, que je me mets à la portion congrue pour épargner votre bourse. Il est vrai que je ne le pourrai pas longtemps car voilà tout ce qu’il me reste de bribes de papier. On ne peut pas gaspiller moins, n’est-ce pas ? Mais, mon Dieu, que vous tardez à venir, mon trop désiré. Mais je pense que tu as un courriera à faire pour Londres et peut-être des explications à donnerb sur cette affaire à Hetzel ou à Piddington. Tout cela, mon doux aimé, fait que je comprends les motifs de ton absence mais ne m’empêche pas de la trouver bien longue et bien triste. Et à ce sujet, mon petit homme, je te dirai que tu m’as fait beaucoup de peine hier en ayant l’air de considérer l’éloignement de moi comme rien du tout. Si quelque chose pouvait augmenter le vide douloureux que me ferait cet éloignement, quelque court qu’il soit, c’est la pensée que tu y es indifférent et que tu le considèresc comme une chose toute naturelle. Je suis prête à te faire tous les sacrifices qu’exigent le soin de ta gloire et l’avenir de ta famille, mais pour que j’en trouve le courage, il faut que je crois que tu partages la même privation que moi. Le jour où je saurai que tu peux vivre sans moi je me dépêcherai d’aller mourir seule dans un coin. J’ai besoin pour vivre de sentir ton amour s’alimenter de mon cœur comme le mien fait de ton cœur. Si tu ne m’aimes plus ou si tu m’aimes moins, ce qui est la même chose, ce n’est pas une absence de deux jours qu’il faut m’imposer, c’est notre séparation éternelle. Mon Victor, j’ai le cœur gros et les yeux humides en t’écrivant cela car je me souviens du temps où tu aurais renoncé à tout plutôt que d’un éloignement d’une heure et tu m’aimais alors comme je n’ai jamais cessé de t’aimer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 95-96
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « courier ».
b) « données ».
c) « considère ».

Notes

[1François-Victor Hugo a été libéré de la Conciergerie le 16 avril 1852 sur l’intervention non sollicitée du prince Napoléon et de son père le roi Jérôme auprès de l’empereur. Au lieu de rejoindre son père à Bruxelles comme le poète l’espérait et au grand scandale de sa mère, François-Victor vit à Paris avec sa maîtresse la comédienne Anaïs Liévenne. Il ne rejoindra le clan Hugo qu’à Jersey.

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