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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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30 juillet [1841], vendredi midi ½

Je viens de finir ta copie, mon cher bien-aimé, tu peux donc m’en apporter d’autre quand tu voudras, le plus tôta sera le mieux. Je n’ai pas fait ma toilette ni les petits virements quotidiens auxquelsb je me suis habituée depuis que je m’occupe de mon ménage, mais je vais les faire à présent. Je ne peux pas te dire la tristesse profonde que j’ai éprouvéec malgré moi en copiant les portraits de ces trois Anglaises qui sont des Françaises, qui sont des femmes de votre imagination, c’est-à-dire des femmes blondes, jeunes, belles, charmantes et ravissantes [1]. Hélas ! si c’est ainsi que vous rêvez le beau idéal, qu’est-ce que je suis pour vous, mon Dieu, une affreuse vieille femme noire, informe et grossière [2]. Tout le temps que j’ai copiéd cette fantasmagorie de votre cerveau, j’ai eu une douleur au cœur qui a persisté même après avoir fini, car en vous écrivant je le sens encore comme une écharde qu’on sent en la touchant du doigt [3]. Mon Toto, mon Toto, vous ne saurez jamais comment je vous aime et combien je vous aime.
Je t’attends, mon bien-aimé. J’ai besoin de te voir plus que jamais car je suis vraiment triste et malheureuse dans ce moment. C’est aujourd’hui… mais non, je me trompe, ton procès a encore été remis au 11 août. Ainsi ce n’est pas aujourd’hui que tu es forcé d’aller au tribunal [4]. Tâche de venir un peu plus tôta me voir, cela me donnera du courage et de la confiance. Je t’aime mon Toto chéri, je t’adore mon Victor.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 101-102
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « plutôt  ».
b) « auquels ».
c) « éprouvé ».
d) « copier ».

Notes

[1Hugo est en pleine rédaction des lettres de voyage du Rhin et Juliette mentionne ici un extrait de la lettre XX, « De Lorch à Bingen ».

[2En juillet 1840, des daguerréotypes ont été pris de Victor Hugo et Juliette. En voyant les siens, cette dernière est atterrée ; elle se qualifie de « monstre de laideur » et se désespère en écrivant : « C’est bien triste, mon Dieu, car dans mon âme je suis belle », reprenant à son compte les mots de la chanson de Quasimodo (« La Esmeralda », IV, 2, Notre-Dame de Paris, Victor Hugo).

[3Juliette emploie ce mot de « fantasmagorie » à dessein. En effet, Jean-Marc Hovasse remarque que si certaines lettres sont authentiques, d’autres « présentent le récit d’épisodes inventés, mais donnés pour vrais, sur des lieux où le voyageur est bien passé, comme à Bingen. D’autres enfin, plus périlleuses, ont pour sujet des villes où il n’a jamais mis les pieds. […] La vingtième, qui raconte l’itinéraire supposé “De Lorch à Bingen” [remporte] la palme de la fantaisie. » Cette lettre est écrite en un peu moins de trois semaines, et « fait un véritable roman de seize kilomètres à pied sur la fameuse rive gauche, qui ont été en réalité parcourus en deux heures de bateau à vapeur » (Victor Hugo, t. I, ouvrage cité, p. 836- 837). Et si Juliette connaît si bien la vérité, c’est parce que depuis 1834, elle accompagne durant quelques semaines ou mois, pendant l’été et le printemps, le poète dans ses voyages.

[4Hugo, avec le concours de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, a porté plainte avec son avocat Paillard de Villeneuve contre les théâtres qui faisaient représenter Lucrezia Borgia, l’opéra de Donizetti adapté de Lucrèce Borgia, créé à Milan en 1833 et joué à Paris au Théâtre-Italien à la fin du mois d’octobre 1840. Le livret, traduit en français par Étienne Monnier, portait en effet le même nom que la pièce de Hugo sans qu’on lui ait demandé la moindre autorisation. Hugo va gagner son procès et après l’appel, le jugement définitif sera prononcé le 5 novembre 1841.

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