Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1841 > Janvier > 24

24 janvier [1841], 11 h. ¼ du matin, dimanche

Je finis ma lettre, mon cher bien-aimé, juste douze heures après l’avoir commencée. Je pourrais te dire que je t’aime autant de milliards de fois plus qu’il y a d’heures écoulées depuis, de minutes et de secondes, mais la vérité est que je t’aime toujours de toute mon âme, ce qui est au-dessus de tous les calculs et de toutes les exagérations. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Comment vas-tu ce matin, mon pauvre petit homme ? Je suis inquiète de cette petite incommodité douloureuse qui t’est revenue. Non pas que ce soit dangereux mais parce que cela te fait beaucoup souffrir et que tu travailles tant dans ce moment-ci que tu peux déterminer la même maladie qu’il y a deux ans [1] ; et comme on [2] n’est pas à la campagne, je n’aurais pas la même facilité de te soigner, ce qui me mettrait au désespoir. Soigne-toi donc d’avance, mon adoré, pour enrayera ce petit échauffement ; ménage-toi, mon petit bien-aimé, si tu ne veux pas que je sois la plus tourmentée et la plus malheureuse des femmes. Je t’aime de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 69-70
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « enraier ».


24 janvier [1841], dimanche matin, 11 h. ½

Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon amour. Pourquoi n’es-tu pas venu, méchant garçon ? Je t’aime, mon cher adoré, j’aurais été bien heureuse si tu étais venu te reposer dans mes bras. Au moins, j’aurais été sûre que tu n’avais pas travaillé toute la nuit sans repos et je t’aurais donné un déjeuner rafraîchissanta. Vous êtes une bête et un SALOP [3], taisez-vous.
Mme Guérard a remis à Suzanne un chevalet sale et des vessies vides, décidément la pauvre femme a le cerveau comme ses vessies, et je ne serais pas étonnée que d’ici à très peu de temps elle allât rejoindre son mari [4]. J’ai mis l’adresse de la lettre que tu m’as laisséeb hier et je me suis mise, moi, dans une effroyable colère contre ma servante qui a jugé convenable de casserc le robinet de la fontaine en laissant tomber un fer à repasser dessus. Me voilà dans l’impossibilité de prendre de l’eau du côté de la cannelled [5] cassée et avec quarante sous de dépense en perspective. Cette fille est stupide. Baise-moi, toi, et ne me raisonne pas sinon je t’accable de caresses. Je ne plaisante pas quand je m’y mets. Tâchez de venir, mon petit homme, m’apportere de vos chères nouvelles, je suis tourmentée plus que je ne le laisse voir de ce petit mal qui vous est revenu [6]. Mon Toto adoré, prends soin de toi, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 71-72
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « raffraichissant ».
b) « laissé ».
c) « cassé ».
d) « canelle ».
e) « m’apportez ».


24 janvier [1841], dimanche, 11 h. du soir

J’allais t’écrire tantôt, mon bien-aimé, lorsque Mme Pierceau est arrivée [7]. J’avais le cœur gros de ton départ précipité et peut-être vaut-il mieux que je ne t’aie pas écrit sur cette brusque sensation parce que je t’aurais probablement dit des choses tristes et bêtes. Ce soir, je suis plus raisonnable sinon plus gaie, et si je te dis encore des bêtises, je tâcherai de ne pas te dire des méchancetés.
Je n’ai pas eu le temps de savoir comment tu allais, mon pauvre petit homme, je n’ai pas eu le temps de te remercier, mon adoré ; cependant, je suis bien heureuse de ravoir ma Notre-Dame [8] mais je ne te tiens pas quitte de la RELIURE. J’en veux une, j’en veux même deux car ma pauvre Claire attend aussi que tu lui restituesa sa Notre-Dame RELIÉE. Ainsi, mon amour, ne croyez pas en être quitte à si bon marché, attendez-vous à toutesb sortes de criailleries et de réclamations jusqu’à ce que vous nous ayez rendu nos deux volumes complets et dans toute leur splendeur primitive.
Je voudrais bien pouvoir avoir les mêmes prétentions sur votre empressement et sur votre amour d’autrefois mais hélas, j’y perdrais mes forces, mon courage inutilement.
On dirait que vous voici, quel bonheur !!!!!c Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 73-74
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « restitue ».
b) « toute ».
c) Il y a cinq points d’exclamation.

Notes

[1Juliette fait-elle référence au mois d’août 1839 ? En effet, il souffrait, semble-t-il, d’atroces et tenaces migraines qui ont interrompu l’écriture de sa pièce dramatique inachevée Les Jumeaux. Par ailleurs, Hugo lui-même, dans une lettre à son épouse Adèle datée du 27 août 1839 à cinq heures du soir, écrivait : « Je suis tellement souffrant et la solitude de la maison m’est si insupportable que je vais partir. […] je suis épuisé de fatigue, et si j’allais plus loin maintenant, je crois que je tomberais malade » (citée par Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, ouvrage cité, p. 758). Enfin, dans une lettre du 31 août 1839 adressée à sa fille Léopoldine, Hugo lui précisait qu’il avait été « un peu malade, mais qu’[il était] rétabli » (Correspondance de Léopoldine Hugo, édition critique par Pierre Georgel, Paris, éditions Klincksieck, « Bibliothèque du XIXe siècle », 1976, p. 206).

[2La famille de Hugo, et plus spécifiquement son épouse Adèle.

[3À cette époque, Juliette s’amuse à agacer Hugo avec des variations orthographiques sur « salop » (voir les lettres du 27 janvier ou du 5 mars 1841).

[4La fille de Juliette Drouet, Claire Pradier, est pensionnaire d’un établissement de Saint-Mandé depuis 1836. Elle y suit, entre autres, des cours de dessin et de musique. Quant à Mme Guérard, c’est manifestement chez elle qu’on achète le matériel de peinture et elle vient de perdre son époux (voir la lettre du 20 janvier 1841).

[5Robinet de bois ou de cuivre creusé qu’on met à une cuve, un pressoir ou un tonneau pour en tirer le liquide, en tournant la clef qui sert à en boucher ou à en ouvrir le passage.

[6Juliette redoute que Hugo ne soit à nouveau victime d’une indisposition ou d’un « échauffement » qui l’aurait affecté au mois d’août 1839 (voir la lettre de la veille au soir).

[7En général, le dimanche soir, quelques amies de Juliette Drouet viennent dîner chez elle. Il s’agit de Mme Triger, de Mme Guérard, de Mme Besancenot et de Mme Pierceau.

[8Notre-Dame de Paris, qu’Hugo a publié en 1831.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne