Jersey, 7 juin 1855, jeudi après-midi, 1 h. ¾
J’allais vous écrire, mon amour, quand vous m’êtes apparu à l’horizon avec le cortège de mon âme et de mon cœur vous suivant à l’envia l’un de l’autre. Maintenant me revoilà seule comme devant, hélas ! je tâche de repêcher ma splendide vision de tout à l’heure dans ma bouteille à l’encre mais jusqu’à présent je n’y trouve que les pataquès frétillants et les stupidités écaillées, mes poissons ordinaires. Ah ! voici Mme Florence. Elle vient sur un air de tonnerre sourd absolument comme dans un troisième acte d’Ambigu [1]. Je reprends après un corsage d’entracte avec le même accompagnement de grosses caisses en sourdine. J’ai grand peur entre nous que ma fameuse robe à vingt-six sous la verge ne soit complètement ratée par la susdite Florence. Le peu que j’en ai vu n’est pas rassurant. Mais telle est ma philosophique coquetterie que je n’en fiiiiiiiiiiiche. Autre incident dont je suis plus vivement touchée, c’est la débâcle complète de ces pauvres Luthereau, lesquels ont été forcés de s’enfuir précipitamment de Bruxelles pour éviter la prison pour dettes, cette stupide panacée contre la ruine et la misère [2]. Je plains ces pauvres gens de tout mon cœur, mais que faire pour leur venir en aide ? Je ne vois malheureusement aucun moyen de leur être utile à cette distance et dans les circonstances présentes. C’est triste car j’ai pour eux une vraie affection. Mon cher adoré, je t’aime. Voilà le mot qui revient toujours sous ma plume et qui jaillit constamment de mon cœur. Je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 239-240
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
a) « l’envie ».