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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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20 décembre [1844], vendredi matin, 11 h. ¼

Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon bon petit bien-aimé. Bonjour, comment vas-tu ? As-tu bien dormi cette nuit ? J’espère que je te verrai aujourd’hui. Il ne m’est pas défendu d’espérer, n’est-ce pas, mon Toto ? Pourvu que je ne sois pas méchante si tu ne viens pas c’est tout ce que tu demandes, n’est-il pas vrai ? Je te promets en effet de ne pas l’être, du moins en apparence. J’ai envoyé chez Claire ce matin. Elle m’a écrit une petite lettre très gentille et pleine de bons sentiments pour toi et pour moi. Elle me prie d’y aller avant le jour de l’an, c’est-à-dire d’ici à huit jours. Je doute fort que tu puisses m’y conduire d’ici là avec tout ce que tu as à faire. Ne t’en tourmente pas autrement. J’espère que Mme Marre ne fera aucune difficulté de donner à Claire les heures nécessaires pour son travail. Si elle en était capable nous aurions la ressource de la mettre chez sa sœur [1], ce qui ne serait pas aussi avantageux la première année mais avec laquelle je serais sûre que Claire aurait tout le temps de finir ses études.
Depuis ce matin je me tords par le mal d’estomac que j’ai. Je crois que je n’ai jamais plus souffert. J’ai le dedans des mains comme des charbons ardents. Je souffre, je souffre. Je me reprends presque à chaque mot pour t’écrire ce gribouillis. Les larmes me tombent des yeux malgré moi. Je suis vraiment patraque. Je crois que j’aurais besoin d’exercice. Ne vaa pas croire que je te demande à sortir pour cela. Je sais que tu ne le peux pas dans ce moment-ci, et d’ailleurs ce n’est pas une sortie tous les quinze jours ou tous les mois qui pourrait me faire du bien. Ce serait de marcher tous les jours au grand air, ce qui n’est pas possible. Ainsi, mon Toto chéri, ne te présage pas de ce que je te dis si ce n’est pour m’aimer de tout ton cœur. Je t’assure que de mon côté rien ne peut m’empêcher de t’aimer plus que plein mon cœur. Je te baise et rebaise des millions de fois.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16357, f. 171-172
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette

a) « vas ».


20 décembre [1844], vendredi soir, 6 h.

Je t’ai promis d’être raisonnable, mon amour, et je veux tenir ma promesse coûte que coûte seulement le diable n’y perd rien et les maux d’estomac non plus. Mais c’est la moindre chose. L’essentiel est de faire bonne contenance et bonne mine à mauvais jeu. Aussi fais-je : Jour Toto. Jour mon cher petit o. Papa est bien i. Voime, voime très agréable. Vous aurez un pâté, mon cher petit gueulard, et un fameux encore. On a dit à Eulalie qu’il y avait de quoi en faire un délicieux et qu’il se garderait d’ici au jour de l’an ce qui permettra à ma péronnelle [2] d’en prendre sa part. J’ai fait repasser vos canifs. Vous pourrez vous faire les ongles tant que vous voudrez. Tout cela devrait vous attirer et vous faire venir plus vite, mais je vois que les ravissants pâtés, les délicieux rasoirs et les ineffables canifs n’ont pas beaucoup plus de succès que moi c’est ce qui me console… pas ? C’est égal, je tiens bon jusqu’à présent et je ne laisse échapper aucune plainte. Je suis comme ce monsieur de l’Antiquité avec son renard sous sa robe, hum ! Quelle érudition [3] !!!! Je n’ai pas l’air mais au fond je suis savante savantissime. Je cache la chose par modestie. Comme la violette je ne me trahis que par mon parfum ! QUE CHÉ O N [4]. Que je vous entende Toto. Que je vous voie vous moquer de moi, scélérat. Baisez-moi monstre d’homme et aimez-moi si vous tenez à vos précieux jours.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16357, f. 173-174
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette

Notes

[1Mlle Hureau, la sœur de Mme Marre, que Juliette apprécie particulièrement.

[3Plutarque raconte dans sa Vie de Lycurgue cette anecdote concernant l’éducation des enfants spartiates : « les enfants prennent le vol tellement au sérieux que l’un d’entre eux, dit-on, qui avait dérobé un renardeau et le cachait dans son manteau, se laissa, pour ne pas être pris, déchirer le ventre par les griffes et les dents de l’animal sans broncher. Il en mourut. » (Traduction d’Anne-Marie Ozanam, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 147.) Victor Hugo utilise l’anecdote dans le poème XXIX des Voix Intérieures intitulé « À Eugène, Vicomte H. », dédié à son frère mort : « Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre / Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre / De la célébrité / Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre / Le renard envieux qui me ronge le ventre, / Sous ma robe abrité ! »

[4Façon d’épeler « cochon ».

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