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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 octobre [1844], dimanche soir, 5 h. ¼

Bonjour, mon Toto chéri, bonjour, mon cher amour, comment que ça va ce matin ? Es-tu encore fâché contre moi ? Pauvre adoré, tu as mille fois raison et dorénavant je ferai ce que tu m’as indiqué hier. Il n’est pas juste en effet que j’ajoute mes affaires personnelles à la fatigue d’esprit et de cœur que te cause un travail sans relâche. Tu m’as bien justement rabrouée hier et je ne m’y exposerai plus, je t’en réponds, d’abord pour toi, pauvre cher bien-aimé, à qui je ne veux pas faire de mal sous aucun prétexte, et pour n’avoir pas le chagrin de te voir mécontent de ta pauvre Juju. Embrasse-moi et soyons bons amis. Jour Toto, jour mon cher petit o, papa est bien i.
Si tu voyais mes yeux ce matin, cela te ferait peur. Est-ce encore l’effet de la pommadea ? Très bien. Il paraît que pour y voir plus clair il faut d’abord devenir aveugle. Bravo ! C’est l’instant de nous montrer, cachons-nous. Ou bien : quand on n’a pas beaucoup d’argent, votre fortune est faite. En attendant, j’ai l’air d’avoir reçu un coup de poing sur l’œil gauche. Bonne renommée vaut mieux que cinq Turcs dorés [1]. Je le sais, mais j’aimerais mes yeux.
Dites-donc, mon Toto, est-ce que je ne vous verrai pas plus aujourd’hui qu’hier ? Qu’avant hier ? Que tous les jours précédents ? Si vous croyez que cela m’arrange, vous vous trompez furieusement. Je suis triste, triste, mon bien-aimé. Je crois que tu ne m’aimes plus et alors je suis la plus malheureuse des femmes. Tâche de ne pas me laisser dans ces vilaines idées aujourd’hui et je serai bien reconnaissante et bien heureuse.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16356, f. 249-250
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette

a) « pomade ».


14 octobre [1844], lundi soir, 4 h. ½

Hélas ! mon Toto bien-aimé, que te dire pour ne pas t’affliger de ma tristesse ? Pour te montrer combien je t’aime en te cachant combien je suis triste ? Je ne le sais pas, car, en toute circonstance, j’ai peu de ressources d’imagination. Je ne peux te dire que ce que je sens et ce que je sens dans ce moment-ci c’est de l’amour, mais de l’amour malheureux, triste et découragé. J’ai beau me répéter que tu travailles et que tu n’as pas un instant à toi, que tu m’aimes et que tu souffres aussi loin de moi, cela ne me console pas. Je ne sais quelles affreuses voix me disent à l’oreille que ton travail ne t’empêche pas de remplir les devoirs du monde ; d’aller chez Mme de Girardin et de faire du marivaudage avec la garde-malade de Soumet ; d’être gai, spirituel et dégagé avec tous ceux qui t’approchent, tandis qu’avec moi tu es toujours occupé ou préoccupé. Tu conçois qu’avec de pareilles confidences je sois peu encouragée à me résigner et à croire à ton amour. Aussi je souffre, mon Victor, vrai, je souffre et, dans ce moment-ci, je pleure des larmes qui te brûleraient le cœur si elles tombaient dessus. Je t’aime trop, mon Victor, je t’aime trop et le bon Dieu m’en punita.b
Je souffre de mes yeux et je n’y vois plus. Je veux pourtant t’embrasser avec ce qui me reste de papier sec. Sois heureux, mon Victor, puisque tu peux l’être sans moi. Sois béni. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16356, f. 251-252
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]

a) « puni ».
b) Le texte s’interrompt et un grand espace vide porte des traces de larmes.

Notes

[1Jeu sur l’expression « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée ».

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