6 février [1845], jeudi soir, 10 h.
Ô, mon cher bien-aimé, si tu pouvais voir mon cœur, tu saurais ce qu’il y a d’amour et d’adoration pour toi dedans. Je suis triste, mon adoré, parce que je ne te vois pas. Rien ne peut me distraire ni donner le change au besoin que j’ai de te voir et de recevoir tes caresses. Les plus belles choses du monde me paraissent insipides parce que tu n’es pas là pour en jouir avec moi. Tantôt, le désappointement que j’ai eu en apprenant que tu étais allé sans moi chez les Charmont m’a donné l’air d’être de mauvaise humeur, mais en réalité, je n’étais que triste. Voilà bien longtemps que je suis dans cet état de tristesse intérieure, mon bien-aimé, depuis que je te vois si peu. Mais ce qui ajoute à mon chagrin, c’est de voir que tu te méprends sur cette tristesse et que tu la prends le plus souvent pour de l’humeur et de la maussaderie. Si tu pouvais savoir le mal que cela me fait, mon Victor adoré, tu verrais combien tu te trompes et combien c’est vrai que je t’aime et que je n’ai pas d’autre besoin et d’autre désir que d’être toujours avec toi.
J’ai voulu t’écrire ce soir, mon adoré, malgré mon mal de tête, malgré mes maux de cœur et d’entrailles afin que tu saches bien que je ne suis pas grognon et que je t’aime de toutes les forces de mon âme. J’aurais voulu ne pas me coucher, mais je sens que je ne pourrai pas rester plus longtemps debout. Je suis à bout de mon courage. La migraine est plus forte que moi. Je te verrai pourtant un peu tout à l’heure, je l’espère, et je pourrai te dire dans un baiser tout mon amour, tous mes regrets et toutes mes espérances.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 77-78
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette