Guernesey, 30 août [18]78, vendredi matin, 8 h.
Cher bien-aimé, j’espère que ta nuit aura été meilleure que la mienne qui n’a été qu’une longue et indomptable insomnie. La lutte désespérée entre nous hier suffit du reste à l’expliquer. Je te remercie, mon grand bien-aimé, d’avoir cédé à mon désespoir et de m’avoir tiré de l’enfer de douleurs où je me débattais depuis deux mois [1]. Mais il ne suffit pas que j’en sois sortie pour le moment. Il faut que tu ne m’y replonges plus jamais. Cela dépend de toi. Le voudras-tu toujours ? Le pourras-tu ? Deux questions que je fais à ta probité et à ton cœur. Et pour que la réponse soit irrévocable dans le présent et dans l’avenir, il faut chercher ensemble avec toute notre bonne foi et tout notre amour le moyen de ne plus succomber à la tentation qui a failli te tuer et me tuer car ta vie c’est la vie de ma vie comme ton âme est l’âme de mon âme. Je te le demande au nom de tout ce que tu as de plus cher et de plus sacré dans ce monde et dans l’autre ; je te le demande au nom de mes souffrances passées ; je te le demande éperdument, passionnément, tendrement, pieusement, il faut rompre résolument et absolument avec le terrible passé dont tu sors à peine et qui reste si menacant pour l’avenir. Ce ne sera pas de trop des efforts de nos deux âmes réunis pour le combattre et pour en triompher. Je te supplie pour cela de me permettre d’entrer à toutea heure dans ta vie comme tu es entré à la première minute ou je t’ai aimé dans la mienne. Il faut qu’il y ait une entière entente de ta pensée et de la mienne ; de ton cœur avec mon cœur. Il faut que le bien et le mal nous soient communs ; le bien pour y persévérer et en augmenter notre amour ; le mal pour le détruire et ne préserver notre bonheur présent et éternel. Il faut, enfin, la libre pratiqueb de nos deux existences convergent vers le même but. Il faut que je t’adore avec toute confiance.
MV-MVH, Villequier, Inv. 1973.5.1 (18)
Transcription de Marie-Jean Mazurier
a) « tout ».
b) « pratiques ».