Guernesey, 1er juin 1856, dimanche midi
Je ne demanderais pas mieux que d’être gaie, mon cher petit bien-aimé, mais mon mal de tête permanent s’y oppose. Tout ce que je peux faire c’est de n’être pas horriblement triste. Je tâche pourtant de me faire une joie intérieure mais je n’y parviens [pas ?] et je sens l’ennui et le découragement qui me débordent. J’ai beau vouloir être heureuse, quand même, cela ne suffit pas à remplir le vide et l’abandon de ma vie. Tu as beau t’imposer l’obligation et l’assujettissementa fastidieux de me donner quelques minutes par jour dérobées à [toi ?], à ta famille, à tes amis, à ta gloire, cela ne suffit pas pour me faire illusion sur le véritable état de ton cœur pour moi. Nous faisons tous les deux des efforts surhumains pour nous cacher l’un à l’autre la mort de notre bonheur sans parvenir à nous donner le change. Une sorte de pitié et de faux respect humain t’empêchent d’en convenir, mais moi, stimulée par une autre espèce de générosité plus praticable pour notre dignité et le respect de nos consciences, j’ai le courage d’en convenir. Je pousserai même la franchise jusqu’à te supplier de me laisser aller achever ma vie dans un coin bien loin d’ici afin de nous épargner à tous les deux un tort l’un envers l’autre, un ridicule pour les malveillants et un supplice hideux pour moi, celui d’attendre seconde par seconde un bonheur qui ne peut plus revenir jamais.
Juliette
BnF, Mss, NAF, 16377, f. 162
Transcription de Chantal Brière
[Guimbaud, Massin]
a) « assujétissement ».