Guernesey, 2 mars 1856, dimanche matin, 10 h. ½
Bonjour, mon bon petit méchant homme, bonjour. Je devrais m’en tenir à ce bonjour routinier plutôt que de vous donner mon cœur à tourmenter mais la force de l’habitude l’emporte sur la sagesse et je vous livre mon âme pieds et poings liés. Faites-en ce que vous voudrez et tant pire pour elle si elle n’est pas contente de mon procédé. À propos de procédé, c’est la dernière fois que je vous ferai remarquer que vous en manquez tout à fait envers la dame de [l’étoile ?] [1] : je commence à m’inquiéter sérieusement de votre apathie apparente et à craindre que le mal ne soit beaucoup plus grand que je ne croyais puisque vous mettez tant de soin à ne pas vous panser devant moi. Dans tous les cas il n’est pas convenable que j’insiste davantage pour vous faire faire une chose que vous désirez évidemment plus que moi. Voilà, mon cher petit dissimulé, mon dernier avertissement à ce sujet. Maintenant je suis à mon aise pour vous aimer à cœur ouvert et j’en use séance tenante. Comment vas-tu ce matin, mon bon petit homme ? À quelle heure t’es-tu couché et combien as-tu gagné de TROU-MADAME [2] entre la blonde Allix et la brune Duverdière [3] ? Tu me diras cela tantôt si tu as le temps. Quant à moi je n’ai aucun jeu ni aucun trou qui puisse tenter ta cupidité galante ; aussi je reste là à voir tourner mon ombre à mes pieds, plaisir assez monotone à la longue. Cependant, mon cher petit homme, je ne veux pas vous en faire une SCIE [4] à vous-même et je m’empresse de vous sourire et de vous faire la bouche en cœur et de tout mon amour.
Juliette
BnF, Mss, NAF, 16377, f. 76
Transcription de Chantal Brière