Guernesey, 25 janvier [18]73, samedi matin, 8 h. ½
Cher bien-aimé, je n’ose pas te demander des nouvelles de ta nuit tant j’ai peur qu’elles ne soient pas bonnes comme je le désire. Si, par bonheur, je me trompe, j’en serai bien heureuse et bien reconnaissante à Dieu et à toi. À distance les yeux peuvent se tromper mais tu m’as semblé triste et fatigué tout à l’heure, mon pauvre tant aimé et trop aimé, et j’en ai le cœur triste en pensant que j’y suis probablement pour quelque chose ; hélas ! Est-ce qu’il en serait de l’amour comme de la vertu dont on dit : « pas trop n’en faut, l’excès en tout est un défaut ? » J’espère que non car je me sens incapable de t’aimer moins, dussé-je en mourir sur l’heure. Tout ce que je peux faire, et Dieu sait si je m’y applique, c’est d’avoir pleine et entière confiance en ta fidélité depuis celle des yeux jusqu’à celle du cœur, tant pis si tu en abuses [1].
Ce dont je voudrais pouvoir abuser, moi, ce serait d’obtenir de toi la réalisation immédiate de nous lire quelque chose de ce que tu fais et de m’en donner la copie à faire séance tenante. Si j’avais cette chance : quel bonheur !!!!!!!! Attends-toi donc, ce soir, à une forte rescousse de ce côté-là. Avec l’aide de Dieu et de la petite Mme Chenay, j’espère l’emporter. Nous verrons si ma présomption sera justifiée. En attendant vous ne m’avez pas remplacé mon précieux exemplaire donné à P. Meurice et vous ne m’avez pas rendu mes belles faïences, ce qui constitue un Dol [2], un vrai Dol, un affreux Dol pire que celui de mes quarante-huit sous d’ancien ! Je ne vous dis que ça !
BnF, Mss, NAF 16394, f. 24
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette