12 novembre [1849], lundi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, je t’aime et vous ? Tu as été bien bon de revenir hier au soir ; rien que ce petit moment de bonheur m’a remis du baumea dans le sang pour toute la soirée et pour toute la nuit car j’ai bien dormi, ce que je n’avais pas fait la nuit passée. Tu vois qu’il m’en faut bien peu pour me contenter. Mais aussi quand ce peu-là me manque tout me manque et je ne sais plus que devenir. Je vous aime trop, mon cher petit homme, c’est connu mais ce n’est pas à mon âge qu’on se corrige de ses défauts, AU CONTRAIRE, comme le programme d’Hautpoul [1], mais je ne veux pas parler politique à un pendu, je voulais dire à un représentant, pardon. Il est donc à peu près certain que tu auras tes billets ce soir ou demain ? J’en serais charmée, et contente, et ravie et bien aise, et enragée si tu devais parler le jour où je les aurais. Mais comme cela ne sera pas je n’en suis que contente tout bonnement parce que je te verrai de loin et que j’aime mieux cela que rien. J’irai aujourd’hui même en prévenir ma marquise [2] afin qu’elle profite de l’occasion si le cœur lui en dit. Mais à ton tour tu devrais bien profiter de l’occasion de te faire faire une magnifique housse en tapisserie pour ta causeuse. Pour cela il faut que tu apportes la mesure bien précise de la susdite. Autrement on ne peut rien commencer à cause des proportions. Tâche donc d’y penser le plus tôt possible, mon cher petit homme, afin de profiter de l’entrain d’Eugénie. Quant à moi je profite de tout, même du papier chiffon que Suzanne a acheté hier pour sa correspondance particulière, ce qui ne veut pas dire que je fasse pour cela d’immenses profits. Je profite de cette occasion pour vous apprendre que vous êtes mon Toto bien aimé et toujours beaucoup trop désiré et trop attendu. Et je vous baise à mort par-dessus le marché.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16367, f. 305-306
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse
a) « beaume ».
b) « Hautepoul ».
12 novembre [1849], lundi matin, 11 h. ½
Je fais des vœux pour que mes provisions [3] arrivent fraîches et juste à point pour que tu y fasses honneur, mon cher petit gouliafrea. Mais j’ai si peu de chance que je n’ose pas me livrer en toute sécurité à l’espoir de t’avoir sans anicrocheb et sans ennui d’aucune espèce. J’attends, selon ma louable habitude, et voilà tout. Mon bonheur n’ose pas prendre l’avance dans la crainte d’être forcé de rétrograder piteusement. Cela m’est arrivé si souvent, pour ne pas dire toujours, que je n’ose plus hasarder aucune heureuse conjecture pour éviter le chapitre des désappointements, que je connais trop, hélas ! C’est pour ne pas encourir cette chance tantôt que je vais me dépêcher de m’habiller afin d’être toute prête quand tu viendras, si tu viens de bonne heure comme tu l’as dit. Heureusement que j’espère revenir avec toi demain ou après-demain soir ? Cette pensée me redonne du courage et de la patience pour deux jours. En attendant, j’attends. Absolument comme la bonne femme de Mme de Sévigné qui mangeait de la merluche toute sa vie dans l’espoir de manger du poisson après sa mort [4]. J’attends le bonheur toute ma vie dans l’espoir qu’il m’arrivera après ma mort. Ma définition n’est peut-être pas plus claire que celle de la femme au poisson, mais je la comprends et cela me suffit. Vous vous en tirerez comme vous pourrez si toutefois vous attachez assez d’importance à mes gribouillis pour essayer de les comprendre. Bonjour, mon Toto, je vous aime, sans la moindre amphibologie, et je m’embête souvent sans le plus petit équivoquec, mettez-y le sexe que vous voudrez et je vous adore avec tous les sous-entendus qui en dérivent.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16367, f. 307-308
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse
a) « gouliaffe ».
b) « annicroche ».
c) « le plus petit équivoque » est en correction sur « la plus petite » ; « équivoque » est pourtant de genre féminin.