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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 septembre [1849], mercredi matin, 8 h.

Bonjour, mon bien adoré, bonjour, mon amour rayonnant, bonjour. J’ai enfin trouvé du papier, c’est-à-dire que j’ai pris les quelques feuilles de papier blanc restant du papier écolier destiné aux notes et auxa faits de la république pour en faire les très humbles gribouillis de mon amour bavard et indiscret. Hélas ! Mon pauvre cher adoré, nous revoici de nouveau au régime des embêtements de la cuisine et de la vie parisienne, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus ennuyeux, de plus bête et de moins régalant au monde. Pour ma part, j’en suis déjà triste et rassasiée comme si j’y étais revenue depuis six mois [1]. Que sera-ce donc plus tard ? Je n’ose pas y penser. J’aime mieux regarder en arrière les bienheureux dix jours que nous venons de passer et ne me souvenir que de cela. Cher bien-aimé, je n’ai jamais été plus heureuse que pendant ces bienheureux dix jours, et si ce n’avait été mon affreuse figure rouge et éruptiveb, je me serais crue par la joie et par l’amour rajeunie de dix-sept ans.

Juliette

MVHP, Ms a8277
Transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux

a) « au ».
b) « erruptive ».


19 septembre [1849], mercredi matin, 8 h. ¼

Je n’ai pas fini, mon amour, je n’ai jamais fini de vous aimer et je voudrais ne jamais cesser de vous le dire tant j’y trouve de charme et de douceur. Que faites-vous maintenant, mon cher petit paresseux ? Vous pioncez avec acharnement et vous faites très bien. Que ne suis-je encore là pour vous écouter dormir et pour vous regarder malgré les jolies brises de terre et le bon frais qui vente du grand large. J’espère que ce bonheur reviendra, mais jusque-là il faudra que j’avale plus d’une douleur et que j’endure plus d’une mystification. Mais je suis prête à tout pourvu que tu m’aimes et que nous ayons encore bien des dix jours comme ceux qui viennent de s’écouler. Quand j’y pense, je sens le courage qui me revient comme si on me le soufflait dans le cœur. J’espère que je te verrai aujourd’hui plus tôt et plus longtemps qu’hier, mon doux adoré ? C’est pour me faire prendre patience jusque-là que je te griffouille si matin toutes sortes de tendres billevesées pour me faire passer le temps moins ennuyeusementa.

Juliette

MVHP, Ms a8278
Transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux

a) « ennuieusement ».


19 septembre [1849], mercredi, midi ¼

Croirais-tu, mon petit homme, que je nettoiea ma maison depuis hier et que je n’ai pas encore fini ? Cette petite absence de dix jours et la présence de mes Bretons pendant 12 autres jours ont suffi pour faire des nids à poussière et des colonies d’araignées dans mon logis. Aussi, depuis hier, je les houspille. Dieu sait comme j’espère avoir fini d’ici à une heure ou deux. Je me dépêche pour n’avoir plus qu’à t’aimer et à te regarder quand tu viendras. Tâche que ce soit bientôt. Quand je pense où nous étions il y a huit jours et combien nous étions heureux, mon cœur se serre de regret et je me sens triste et découragée jusque dans l’âme. Cependant, en y réfléchissant, loin de me décourager cette petite excursion devrait me redonner du courage et l’espoir d’en voir bientôt d’autres arriver à leur tour. La difficile était de reprendre cette douce et charmante habitude. Nous venons d’en fixer un petit bout, il n’y a pas à désespérer d’en refiler un autre petit bout l’année prochaine. Aussi, loin d’être triste et malheureuse, je veux être gaie et reconnaissante envers le bon Dieu qui a renoué pour nous cette année le fil de nos chères petites excusions annuelles.

Juliette

MVHP, Ms a8279
Transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux

a) « nétoie ».


19 septembre [1849], mercredi, midi ½

Les sifflets du chemin de fer du nord se succèdent avec une rapidité et une verve inexprimable ; je tâche à chaque nouvel avertissement de deviner si c’est pour le départ ou pour l’arrivée afin de plaindre ou d’envier ceux qui partent ou ceux qui arrivent. Malheureusement, le sifflet mécanique est uniforme, il n’a qu’un seul sifflement pour la joie ou pour le regret et j’en suis réduite à mes seules inspirations. Pour ne pas me tromper, j’ai pris le parti de croire que tout le monde s’en va de Paris. Cela m’empêche de faire un effort pour songer à autre chose qu’au bonheur de courir avec toi sur les routes bordées de fleurs et de fruits avec la perspective d’un bon souper émaillé de perdreaux. Je [ne] repousse pas même le pain noir de Moreuil et les soulards de Ailly-le-Haut-Clocher tant le bonheur de courir à travers champs avec toi est plus grand que le désagrément des mauvais logis, des bonnes puces et des exécrables dîners. Cher adoré, tu ne sais pas combien je t’aime et ce ne sont pas mes gribouillis et mon visage rocaille, rouge et hideux qui peuvent t’en donner une idée. Pour cela, il faudrait que tu puissesa voir mon cœur comme l’amour l’a fait, alors tu serais ébloui et reconnaissant.

Juliette

MVHP, Ms a8280
Transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux

a) « puisse ».

Notes

[1Leur voyage annuel, effectué du 8 au 17 septembre 1849, les a menés de Compiègne à Moreuil en passant notamment par Amiens, Abbeville, le Tréport, Dieppe et Beauvais.

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