8 février [1844], jeudi matin, 11 h.
Bonjour mon petit bien-aimé. Bonjour mon adoré petit homme. Bonjour, bonjour je t’aime. Je suis sûre que malgré mes prières [1] tu iras au cimetière aujourd’hui. Tâche au moins que cela ne te fasse pas de mal et que je n’aie pas à regretter cette dernière marque d’amitié donnée à ce pauvre docteur. Heureusement, dans cette triste circonstance, le temps est assez beau. Cependant, si tu peux me venir voir entre l’enterrement et l’Académie, tu me tireras d’une grande inquiétude. Pense à moi, mon cher petit, et aime-moi. Je te promets que de mon côté je te le rendrai au centuple.
Jour Toto, jour mon cher petit o, je vous aime. Ce mot qui tient si peu de place sur le papier remplita toutes mes pensées, tout mon cœur et toute ma vie. Je t’aime, mon Toto adoré, je t’aime comme jamais homme n’a été aimé et ne le sera après toi. Crois-le, mon Victor, comme si tu tenais mon cœur dans ta main, comme si tu pouvais voir le fond de mon âme comme le bon Dieu la voit. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Je voudrais bien te voir, mon Toto, avant ce soir. Je crains que cela ne te soit pas possible. Je ne serai pas méchante ni injuste si tu ne viens pas. Seulement je serai malheureuse et tourmentée. Je compte sur ta bonté ineffable pour venir me voir, ne fût-ceb qu’une minute, si cela t’est physiquementc possible. En attendant, je t’embrasse de toutes mes forces.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16354, f. 149-150
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette
a) « rempli ».
b) « fusse ».
c) « phisiquement ».
8 février [1844], jeudi soir, 9 h.
Je ne t’avais pas encore écrit, mon Toto, lorsque tu es venu tout à l’heure. J’avais passé la soirée à rédiger des bonnets avec ma marchande de modes. Cette grave occupation m’avait retenue jusqu’au moment où tu es venu. Après ton départ j’ai dû dîner tout de suite pour ne pas désobliger mon cordon bleu qui prétend que sa fricassée perd beaucoup à n’être pas mangée tout de suite.
Tu es donc content de ta journée, mon Toto, je le suis par contrecoup avec la petite modification de l’élection Girardin dix-huit fois Saint-Marc [2]. C’est à lui surtout à qui j’aurais voulu fermer la porte au nez [3]. Cependant j’avoue que la mystification Sainte-Beuve me plaît. Il est bon que ce Judas littéraire, que ce faux-monnayeura d’amitié rencontre quelquefois des gens de cœur qui le soufflettent et lui crachent au visage. C’est une bonne et loyale justice que tu as exercée aujourd’hui [4] et je t’en remercie pour ma part.
Je te demande pardon, mon Toto, de fourrer mon nez dans ces choses-là mais je te sais aussi bon, aussi indulgent que tu es noble et grand. C’est avec la confiance de Cocotte que je viens me poser sur toutes les actions de ta vie et que je les regarde d’un œil bête et curieux, comme lorsqu’elle va sur ton doigt et qu’elle promène son bec sur ta manche et sur le veloursb de ton habit. Seulement je t’aime mieux qu’aucune cocotte, avec ou sans plume, et je te dévorerai si tu fais mine seulement d’en regarder une autre.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16354, f. 151-152
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette
a) « monnoyeur ».
b) « velour ».