Guernesey, 1er mai [18]70, dimanche matin, 6 h.
Cher adoré, voici mon bonjour tout fleuri de baisers que je te donne en guise de bouquet de mai. Tu le trouveras sur ton seuil attendant que ton âme le recueille en passant auprès de lui quand tu monteras à ton belvédère. Comment as-tu passé la nuit ? Bien, n’est-ce pas ? Moi aussi très bien. Il paraît que la moitié des habitants de Saint-Pierre-Port était réveillée bien avant l’aurore pour aller prendre à la campagne ce matin le lait de mai [1] traditionnel dans ce pays comme le maitrinck flamand. Le bruit que faisaient tous ces groupes joyeux a empêché Suzanne de dormir ; aussi j’ai été très surprise de la voir sur pied, ainsi que la jeune Henriette, quand j’ai ouvert ma porte tout à l’heure. Pour me conformer aux us et coutumes de ce pays soiffard et charmant, je viens de commander d’acheter du lait qu’Henriette se charge d’accommoder, selon les règles, de sucre et de rhum. Si ce régal est bon je me permettrai de t’en offrir ainsi qu’à Mme Chenay, ne fût-ce que pour te rendre compte du goût que cela a. En attendant il règne une grande activité autour de moi ce matin car il s’agit pour mes deux péronnelles vieille et jeune [2], d’arborer des toilettes flamboyantes en l’honneur de la grand-messe et d’un galant plus que probable. Je les seconde de mon mieux en simplifiant mon service tout à fait. Pourvu que je puisse t’aimer à cœur que veux-tu tout le reste m’est égal.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 122
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette